Rapprochement

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Assise près d'un bassin à l'entrée d'une taverne, j'observe les chevaux s'abreuver le temps que les deux traqueurs finissent d'encaisser un impôt impayé. Ce spectacle d'un naturel désarmant apaise mon inquiétude qui n'a cessé de croître depuis notre départ d'Obaïri.

Je tente de faire le lien entre les informations glanées au cours de la semaine écoulée, en vain. Le manque de sommeil, nos haltes bien trop rares, le mutisme persistant de Saor et Daegan - qui ne m'accordent aucune confiance - ne m'ont menée nulle part.

Je ne connais toujours rien des plans de mon père, et encore moins ce qui a motivé son désir de me retrouver. J'ai peine à croire que la sécurité de notre famille lui importe, mais peut-être a-t-il changé ? Je secoue la tête, consciente de ma naïveté.

Ces derniers jours m'ont malgré tout permis de mieux connaître mes compagnons de route. Leurs messes basses ont fini par me convaincre de leur frêle loyauté envers mon géniteurs, ce qui n'est pas le cas des leurs. Quand les uns invoquent leur devoir, leur ardent désir de voir disparaître la magie sans se compromettre, eux pensent que pactiser avec l'ennemi les aidera à atteindre leur but. Une fois fait, ils n'hésiteront pas à se retourner contre nous. Ce n'est qu'une question de temps.

— On y va ? me surprend Daegan.

Posté face à moi, il laisse choir quelques pièces dans sa bourse. Un coup d'œil à ses mains égratignées et au couteau tâché de sang qui dépasse de sa ceinture m'indique que le mauvais payeur n'a pas eu la fin qu'il escomptait.

Je lâche un profond soupir, éreintée par notre périple qui semble ne pas avoir de fin. Nous aurions dû atteindre Nameïria il y a deux jours, mais c'était sans compter sur les diverses tâches dont ont dû s'acquitter mes acolytes.

J'ai longuement hésité à poursuivre mon chemin sans eux, mais la route officielle représente un danger que je ne peux pas affronter, raison pour laquelle je ne l'emprunte jamais. Des sentinelles y sont postées tout du long, prêtes à arrêter ou tuer ceux suspectés de magie. Que je le veuille ou non, ces deux hommes me permettront d'atteindre la cité saine et sauve.

— On a pas toute la journée, reprends le brun, plus irritable qu'à l'accoutumé.

L'œillade que je lui lance en dit long sur mon agacement. Je me remets tout de même sur pieds, prête à endurer un ultime jour de voyage.

— On devrait atteindre Nameïria ce soir. Après ça, j'espère ne jamais te revoir.

— Même pas pour me tuer ? ironisé-je en me mettant en selle, imitée par les deux soldats.

Saor part le premier sans un regard pour nous. Il n'encaisse pas d'avoir été battu si facilement, d'autant plus par une femme. Il ne m'a plus jamais adressé la parole, laissant son camarade gérer mon besoin de réponses et ma mauvaise humeur affichée.

Mes yeux croisent ceux de Daegan qui se trouve à ma gauche. Pour la première fois depuis notre rencontre, il n'affiche pas sa sempiternelle condescendance. Au contraires, ses prunelles ne reflètent que sérieux et regrets.

— Même pas... Ce serait comme tuer un chiot que j'ai voulu sauver.

La douceur présente dans sa voix me déstabilise. Cet homme est un tueur bien plus cruel que moi. Cette lueur d'humanité me donne l'espoir fou de voir se reproduire ce miracle chez les membres de ma famille. Je secoue la tête, comme à chaque fois que cette dangereuse attente s'empare de moi. Croire ma famille différente qu'elle n'est me conduira à ma perte. Élément que je devrai garder en mémoire quand je me retrouverai face à mon géniteur.

— Un des miens se chargera de toi et il n'aura aucun mal à le faire, poursuit-il après un instant, brisant notre brève complicité.

Je lève un sourcil, piquée au vif.

— C'est à votre tour de me sous-estimer. Je vous ai épargné. Sans ça, vous auriez fini avec mon arme plantée dans la gorge.

Un rire tonitruant lui échappe, de quoi raviver ma colère.

— Ton seul exploit est d'être la fille de la malédiction. Quoi que tu en penses, tu es faible et te tuer ne m'apportera aucune gloire.

Comme pour l'inconnu du bar, mon poing se serre dans un sortilège mortel. Daegan suffoque aussitôt, sans qu'aucune peur ne s'empare de lui. Je bluff et il le sait, mais lui rappeler l'étendue de mon pouvoir est nécessaire. Cela lui montrera que je suis à sa mesure et qu'aucun d'eux ne parviendra jamais à se débarrasser de moi.

— Prenez garde... chuchoté-je, penchée vers lui, mon cheval tout près du sien. C'est peut-être moi qui vous tuerai la première...

Je relâche mon emprise - masquant la douleur qui m'étreint - et continue ma route. Un silence, que je ne cherche pas à combler, s'installe entre nous. De même que je ne prête pas attention à ses regards qui pèsent sur moi.

— Tu pourrais commencer par me tutoyer, me surprend-il, un sourire au coin des lèvres.

Je ne suis pas dupe de ce faux rapprochement. Par nature, l'être humain désire la proximité de ses semblables. Comme pour chaque aspect de ma vie, cela aussi m'a été enlevé. La moindre amitié représente un danger, le risque d'être trahie - ce que j'ai été - et je ne referai pas cette erreur. Encore moins avec un traqueur.

— Alors ? insiste-t-il, me tirant de mes pensées.

— Non, pas si je peux l'éviter.

Mon ton est glacial, assez pour lui enlever toute envie de poursuivre cette mascarade. Il secoue la tête, comme amusé par la situation et la distance que je m'évertue à maintenir entre nous.

— Vous me détestez, c'est une évidence. Alors pas la peine de jouer la carte de la bienveillance parce que ça ne prend pas, cinglé-je, consciente que ses intentions ne sont pour lui qu'un moyen de me faire baisser ma garde et donc de m'atteindre.

— Exact, je hais les sorcières, c'est un secret pour personne. Mais des ennemis peuvent aussi se respecter, non ?

Je médite ses paroles. Celle que j'étais aurait pu y croire, mais pas celle que je suis devenue. Il faudrait être fou pour accorder sa confiance aux hommes alors que leur seul but est de conquérir et asservir.

Daegan ne peut pas être différent. Pour moi, les traqueurs n'ont toujours été que des monstres, des êtres dénués de moral, bons à suivre les ordres dictés par d'autres. Dans mon esprit, ils ne sont plus tout à fait des hommes, de quoi rendre leurs méfaits plus supportables. Les envisager autrement est impossible. Cela signifierait qu'ils ont conscience de la souffrance qu'ils infligent et je ne peux pas.

— Si vous le dites... répliqué-je avant de m'éloigner.

Notre route s'est poursuivie comme elle a débuté, chacun de son côté. Des paysages, plus affligeants les uns que les autres, ont assombri notre parcours. La nature a tellement changé... Enfant, je me plaisais à vagabonder dans la forêt. Me rendre à la rivière, y trouver la sérénité, était mon passe-temps favori. Un plaisir que j'aurais aimé partager.

Aujourd'hui, ces lieux n'existent presque plus. Les bois ont cédé leur place à des terres abandonnées et dépourvues d'arbres. Des villes entières ont été construites en l'espace de quelques décennie, au point de rendre le monde méconnaissable. Ne subsiste qu'une poignée de terrains destinés à l'agriculture. Quant aux dernières forêts, elles ne sont maintenues en l'état que pour assurer notre survie. Fragile écosystème qui, selon les bien‑pensants, n'a pour seul intérêt que de nous être utile. 

Je stoppe ma monture en parvenant au pied d'une colline, non loin d'un lac qui semble comme sorti de nulle part. Malgré la faible luminosité dû au crépuscule, je reste pétrifiée par ce qui trône à son sommet. Cernée par des remparts, se trouve la cité à l'origine de notre périple avec, en son cœur, la tour la plus impressionnante qu'il m'ait été donné de voir.

— Bienvenue à Nameïria, me susurre Daegan.

Jeu d'âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant