Et je coule

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Jonathan

Dans un froid aussi polaire que celui dans lequel nous gelions Jace et moi, sur mon grand et haut balcon qui surplombe certain gratte-ciel, je mange une glace saveur banane. De mon refuge qui atteint presque les nuages, j'écoute les chauffeurs de taxi klaxonner avec fureur, les véhicules qui ronronnent, et le brouhaha de ceux qui s'interpellent, discutent, hurlent ou rient. J'observe des paparazzis indiscrets qui attendent que la célébrité de l'immeuble sorte de son antre. Bientôt, je ne pourrais plus m'échapper par les sorties secrètes sans me faire assaillir par les médias en quête de potins ou de fan aveugles et bêtes qui m'aiment pour ce que je ne suis pas. Je le sais, c'est eux qui remplissent les salles sombres de cinéma, c'est eux qui paient les tickets et assurent mon petit monde de luxure. Mais en les voyant avec leur énorme sourires sincères pour le véritable menteur que je suis, je ne peux les voir autrement que comme des pantins que je manipule avec mon honnêteté trompeuse. J'incarne volontiers d'autres personnages pour oublier celui que je joue chaque jours de ma vie. Lorsque Min m'a proposé, comme une promesse en l'air, qu'il ferait de moi un fabuleux acteur, je ne l'ai pas cru. Je n'aurais pas imaginé à quel point jouer m'éloignerait de mes soucis et mes secrets. Je m'évade, je m'égare dans d'autres histoires plus belles, plus tristes, plus folles que la mienne, et cela fait un bien fou.

En me délectant de ma glace banane, je regarde ceux qui, emmitouflés dans leur manteau noir, se précipitent comme des fourmis dans les rues en se bousculant, buvant des cafés brûlants, accrochés à leur portable ou à leur montre pour vérifier vainement si le temps ne défilait pas trop vite. Je vois un couple s'embrasser, dans cette pagaille habituelle, au centre de la rumeur et des mouvements. Ils s'embrassent et je pense à ses lèvres. Mais... qu'est-ce-que je fais ? À manger une glace qu'il aime et en me languissant de sa bouche. Suis-je devenu une héroïne d'un roman à l'eau de rose ? Qu'à fait Jace Alexander pour que je m'ennuie si profondément, en espérant le jour où je reviendrai boire son épais chocolat à la cannelle ? Si seulement je ne m'étais pas éloigné de l'équipe, ce jour là, je ne l'aurais jamais croisé. Le voir regarder la neige, les yeux grands ouverts et remplis de larmes, complètement désemparé et triste, m'a ensorcelé. Jace est devenu une lubie faisant palpiter mon pauvre cœur qui l'oubliera, je l'espère, bien assez vite.

Lorsque Min apparaît sur le balcon, mon cœur ne palpite pas. Serait-ce à cause de l'habitude ? Ou à cause d'une rancœur qui n'a pas encore disparu ? Il ne me demande même pas pour mon visage amoché, allant de but en blanc :

- Tu as une autre proposition, Jonathan, dit-il en épluchant un dossier.

- De quoi tu parles ?

- Greg m'a appelé, il veut faire une suite de Blood Heart. Ton jeu était si fort que tu es devenu le personnage principale du film alors que ce n'était même pas le cas dans l'histoire. Le public en veut encore.

Je repose le pot de glace sur la petite table ronde et givrée du balcon, puis lui prends son dossier des mains, afin qu'il m'accorde enfin un regard.

- De quoi tu parles ? J'ai déjà un film de prévu et tu sais à quel point le tournage de Blood Heart a été épuisant. Je ne pourrais pas faire les deux en même temps, à moins que tu ne me trouves un autre projet plus soft.

- Ou à moins que tu ne joues pas l'autre film.

Il me toise de ses yeux noirs, et j'aimerais le détester. L'envoyer chier, le renvoyer et trouver un autre manager. Je me débarrasserais d'une de mes obsessions, et je gagnerais une partie du Jeu.

- Je ne veux pas. Dis à Greg qu'il devra attendre.

Il me foudroie du regard. J'ose sourire.

- Que t'as fait Jace Alexander pour que tu le méprises à ce point ? Car c'est bien pour ça que tu ne veux pas que je joue avec lui, non ? Serais-tu jaloux ?

C'est à lui de sourire.

- Et pour qui ? Pour toi ? Je ne m'abaisserais pas à tant d'égard pour un grain de sable.

Première flèche.

- Jouer dans Blood Heart rapporterait un plus gros bénéfice. Certes, ce sera plus épuisant, mais tu peux être sûr que tu seras grassement payé.

- Dis ce que tu veux, je ne le ferais pas.

Son sourire vacille, un point pour moi. Maintenant, je n'ai qu'à lui dire qu'il peut bien aller se faire voir, si il n'est pas d'accord. Je n'ai qu'à ouvrir la porte et l'inciter à partir.

Mais je reste planté là, englué dans ma peur.

Il s'approche et je perds mes résolutions. Elles s'écroulent une à une sur le béton froid du balcon, et quand il m'embrasse, tout est perdu. Jace face à sa bouteille de Jack, moi face à Min. Ça doit être pour cela que je l'apprécie tant.

Parce qu'on est trop craintif et trop bête pour oser foutre une addiction à la porte.

Min empoigne ma veste et me tire jusqu'à ma chambre. Ses lèvres toujours sur les miennes, nos deux langues emmêlées, il arrache chaque vêtement qui éloigne mon corps du sien. Je le regarde faire, figé dans mon désarroi. Ses yeux fins et noirs, son visage pâle aux airs de gentil homme, son cœur sombre et plus dégueulasse que le mien ? Qu'est-ce-qui m'attire tant pour que je perde tous mes moyens, toutes mes idées ? Avec fièvre, je lui retire ses lunettes, défait son chignon, et me laisse doucement emporter par mon plus grand ennemi. Je n'ai plus rien dans la tête, et je me laisse dériver comme je l'ai toujours fait. Avec tant de facilité.

Tandis que sa bouche se promène sur mon cou, puis sur mon torse, sa langue débute des cercles infinis autour d'un de mes tétons. Sa main lentement rejoint mon Intimité déjà tendue, pour me rendre toujours plus fou. J'ai déjà quitté tout espoirs d'un jour me repentir. Le Jeu était terminé à la minute même où ses lèvres se sont posées sur les miennes.

- Tourne Blood Heart, me susurre t-il à l'oreille.

Par une force que je ne croyais pas avoir, je parviens à le repousser. Il me fixe, un instant incrédule, puis fonce vers son sac dont il sort un dossier qu'il me tend, une minute plus tard. Je la saisi, en lit quelques mots, puis toute une première page, et le dossier entier.

Je reste abasourdi, hésitant, perdu.

Min me prend délicatement le dossier des mains, le projette à l'autre bout de la pièce, et m'embrasse en souriant.

- Tourne Blood Heart.

Et le « non » qui devait sortir de ma bouche devient un râle de plaisir. Il descend encore, toujours un peu plus, embrassant finalement mon sexe avec volupté. Je n'écoute rien. Je veux ressentir tout. Me laisser entraîner sur les plus hauts sommets en oubliant mes peurs, mon impuissance et mes faiblesses.

Je ne l'aime pas, ce bel homme américano-coréen qui me donne du plaisir à en perdre l'esprit. Je ne crois jamais l'avoir aimé. Mais ses caresses m'électrisent, et lorsqu'il me demande à nouveau d'abandonner l'autre projet, je lui réponds que je le ferai.

Il m'embrasse. Et je coule à nouveau.

Seconde flèche. Les jeux sont perdus.

Le Jeu [B&B]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant