Chapitre 4 : Effets secondaires

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Je reste immobile. Mon cerveau a buggé. Je n'arrive pas à penser et mes yeux restent rivés à ce carnage de verre brisé flottant dans une mare brune et tiédasse.

Un quart d'heure, cinq minutes, j'ai un peu perdu le fil du temps pendant lequel je reste planté, la bouche à demi-ouverte et les yeux comme des soucoupes.

Eh bien ! Moi qui pensais occuper le début de ma journée en regardant une série, confortablement installé sous ma couverture. Il me semble qu'en définitive, j'ai passé l'intégralité de la matinée à contempler une tasse de thé sans bouger, une expression de débilité profonde peinte sur le visage.

Au bout d'un moment, je reprends à peu près possession de mes moyens et je secoue mes bras et mes jambes afin de me remettre totalement en marche. Je n'arrive pas encore à réfléchir correctement.

Je suis moi-même surpris par ma réaction. Pourquoi suis-je aussi ébranlé par le fait que cette tasse de thé se soit cassée ? Après tout ce que j'ai vécu ce matin, cela n'aurait pas dû me faire plus d'effet que de manger un bol de céréales.

Pourtant, quelque chose dans cette expérience me dérange. Si l'on met de côté le fait que je viens de faire vagabonder cette tasse à travers toute ma cuisine, un facteur ne colle pas. Une chose anormale qui tourne autour de la question de savoir pourquoi cette tasse s'est cassée.

En effet, pourquoi ? Je l'ai bien reposée sur la table, en toute sécurité. À aucun moment je n'ai baissé ma garde. J'ai bien veillé à ce que mes doigts se soient décollés de la porcelaine bleue et verte et, quand elle s'est brisée, je ne la touchais pas.

Les fenêtres étaient fermées, donc il n' avait pas de courants d'air. Mon chat n'était pas entré dans la cuisine, alors... Aucune autre explication ne me vient à l'esprit.

Comment a-t-elle donc fait pour se fendre en mille morceaux et atterrir sur le carrelage cette satanée tasse ? Il va falloir que j'accepte de rester sans réponse.

Mais je sens qu'il y a là-dessous une réalité qui a de l'importance pour moi. Je me mets donc à fouiller dans mon esprit. Cependant, j'ai beau chercher, la réponse se dérobe. Elle se rapproche, parfois je l'ai même sur le bout de la langue et ensuite, elle repart de nouveau dans les tréfonds de mon cerveau. On dirait qu'il est hérissé de blocages, que je refoule ce qui est surréaliste.

Mais bon, après tout, faire voler mon petit déjeuner est plus qu'absurde et pourtant, je l'ai totalement intégré dans ma petite cervelle de moineau. Avec joie même.

Enfin bref, inutile que je me torture le cerveau. La « solution » m'apparaîtra en temps voulu.

Je finis donc par ramasser les morceaux de porcelaine et je les jette à la poubelle. Puis je passe la serpillière sur le sol et l'éponge sur la table. Pour finir, je vais m'habiller et je mets mon pyjama à laver.

Après un bref débat interne, je décide deux choses :

1) Je vais passer cet épisode sous silence, car si mes parents apprennent ce qui s'est passé, je risque de me me faire interner dans un asile en moins de deux heures, mais également parce que cette tasse était la préférée de ma mère.

2) Je vais me resservir du thé, mais dans une tasse en plastique pour le coup. Ce sera moins risqué.

Je manipule très précautionneusement mon petit déjeuner. Mais rien ne se passe cette fois et je monte dans ma chambre à l'étage.

Il faut que je procède à quelques petites expériences.. Je veux essayer de faire léviter quelque chose pour savoir si l'épisode du petit déjeuner volant n'était qu'une hallucination ou la manifestation d'un véritable pouvoir.

Pour cela, je collecte deux-trois objets ; un livre, une montre et une règle. Je les aligne devant moi et me concentre. Puis, je tends prudemment ma main à hauteur de poitrine et elle s'illumine presque aussitôt de cette même lueur dorée. Je suis émerveillé au point que je sens presque des étoiles se former dans mes yeux. Cela signifie que j'ai raison ! Je ne suis pas fou !

Je place ensuite ma main au-dessus de la montre et soulève petit à petit mon bras. Comme si elle exécutait des ordres, ma Swatch se soulève dans les airs et suit le mouvement que j'effectue. Tout excité, je positionne ma seconde main devant le livre et arrive sans problème à l'aligner aux côtés de la montre. On dirait qu'il ne pèse pas plus lourd qu'une plume.

Et, lorsque les trois objets sont en « lévitation », je commence à les déplacer à ma guise. Bien vite, livre, montre et règle voltigent à travers ma chambre. Ils se rendent à des points donnés, jouent à saute-mouton, s'empilent et font beaucoup d'autres choses encore.

Une joie sans limites m'envahit pour se déverser dans tout mon corps. Je suis heureux jusqu'au bout des orteils ! Me voilà tout puissant. Je peux conquérir le monde et personne ne me résistera. Peut-être suis-je une sorte d'Élu ? Qui sait ? Le fils perdu d'un royaume lointain !

Car personne d'autre que MOI ne sait faire une chose pareille !

Tout en fantasmant sur mon don inné, j'entreprends de reposer un à un les objets flottants sur le sol.

Seulement, bien vite, les choses tournent au vinaigre. Quand ils ont tous trois regagné la surface stable, un détail sur la montre attire mon attention. Je la ramasse et son écran est fissuré. La règle a également connu des dommages et s'est cassée en son milieu. Quant au livre, ses pages sont cornées et déchirées.

Alors tout à coup, la solution au problème qui me tracassait tout à l'heure m'apparaît aussi claire que de l'eau de roche.

Dans la cuisine, lorsque j'avais reposé la tasse de thé sur la table, celle-ci aussi s'était cassée. Alors mon inconscient a cogité. Il a d'abord éliminé toutes les explications erronées, autrement dit qu'elle se soit brisée toute seule ou que quelqu'un, mon chat, l'ait fait tomber. Et il est arrivé à une conclusion. Une hypothèse plutôt, qui est encore plus surréaliste que tous les évènements de la matinée.

Maintenant, je n'arrête pas de me reposer les même questions en boucle. Je revois ma théorie inlassablement. Voici donc ce que mon cerveau essayait de me dire : et si c'était une sorte d'effet secondaire ? Certes, on me gratifie du don de lévitation, mais le prix à payer, c'est que lorsque je repose l'objet par terre, celui-ci a subi des dégâts considérables. »

Aussi insensée que soit cette explication, je sens qu'elle est valable. Sinon, comment la tasse aurait-elle pu se casser ? Comment l'écran de ma montre aurait-il pu se briser et ma règle se fendre en deux ?

Une vague de fatigue déferle alors sur moi. J'ai la même sensation que quelqu'un qui vient de crier très fort pour décharger sa colère et que maintenant, toute la haine a déserté son corps pour laisser place à sentiment de lassitude immense. C'est pareil pour moi ; j'ai utilisé mon « pouvoir », mais désormais, toute l'euphorie a abandonné mon corps et je me sens fatigué.

Je comprends désormais pourquoi mon cerveau refoulait cette théorie tout à l'heure. Il ne voulait pas admettre qu'un facteur négatif puisse venir troubler la magie de ma découverte. J'étais plus qu'heureux de découvrir que je possédais un don, j'étais tout prêt à l'admettre. Cependant, quand un problème est survenu, ce fameux « effet secondaire », mon cerveau a protesté. Il ne voulait pas en entendre parler, il souhaitait conserver ce don parfait, ce pouvoir inestimable.

Toutefois, à présent que j'ai retenté l'expérience, je ne peux me voiler la face plus longtemps. Je possède un talent formidable certes, mais affublée d'un gros défaut. Un défaut qui en ruine totalement l'effet magique.

Je pousse un profond soupir et je me laisse tomber sur mon lit. Quel est donc le but de ce don inutilisable ?

J'en suis là de mes réflexions quand j'entends la porte d'entrée claquer et la voix de ma mère me parvient :

— Mon lapin, je suis rentrée ! Tu es réveillé ?

Effets secondairesWhere stories live. Discover now