Chapitre 6 : Survoler le quartier

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Je vole ! Qui l'eût cru ? Qu'un simple garçon de treize ans réussisse un exploit pareil ! Je suis sûrement le premier être humain au monde à réaliser un tel prodige !

Je suis en train de survoler ma rue. Je passe au-dessus du marché, je descends assez bas pour frôler les arbres, puis je remonte afin de pouvoir planer parmi les oiseaux.

Je suis euphorique.

Imaginez juste pendant quelques secondes ce que cela signifie, ce que cela implique ! Je vais faire la une des journaux, je vais passer à la télévision, à la radio... Peut-être que des gens sont déjà en train de me filmer avec leur portable depuis le plancher des vaches. Je suis sûr que lorsqu'ils la posteront sur les réseaux sociaux, leur vidéo deviendra virale. Je vois déjà la célébrité me tendre les bras !

Un déferlement de joie s'abat sur moi. Des vagues de bonheur et de fierté se succèdent à travers mon corps.

Je pars ensuite dans une sorte de rêve éveillé où tout le monde s'arrache mon témoignage, où l'on fait la queue pendant des heures afin de pouvoir m'entrapercevoir. Où l'on me paye des sommes astronomiques pour me prendre en photo ou me serrer la main !

Effectivement, je suis peut-être parti un peu loin dans mon délire. Mais ce que je ressens, c'est une sensation qui va au-delà de la joie, c'est grisant, c'est époustouflant, c'est... il n'y a pas de mot pour le décrire.

Mais ce qui m'étonne le plus, c'est que je n'ai pas peur. C'est d'autant plus surprenant que j'ai toujours eu le vertige. J'ai toujours cru que si, un jour, je me retrouvais contraint et forcé de sauter en parachute, je mourrais d'une crise cardiaque ou alors j'étranglerais le moniteur à côté de moi. Bref, vous avez compris le topo. Mais là, non. Je ne suis pas en train de vomir mes tripes, je ne hurle pas à m'en briser les cordes vocales. Je n'ai pas la moindre petite appréhension. Pas même de boule au ventre ! Une sensation de bien-être accapare toutes mes terminaisons nerveuses et ne laisse de place pour rien d'autre.

J'ai l'impression que mes sens sont aiguisés, comme si j'avais pris des drogues. Les odeurs, les bruits... tout est intensifié. Je perçois la chaleur du soleil sur ma peau et les cris des oiseaux, si mélodieux en cet instant, m'emplissent les oreilles. Je sens l'odeur du tilleul de l'avenue ainsi que celle des fleurs sur l'étal du marché : les roses, la lavande, les daphnés, le jasmin... Entremêlée à d'autres produits : épices, poisson, fruits frais. Le vent me caresse la peau et je me sens vivant !

Toute la foule a les yeux rivés sur moi, la bouche à demi ouverte. Puis je remarque quelque chose. Quelque chose de désagréable. L'expression qu'arborent tous les passants est un mélange d'effarement et d'horreur. Certains affichent même du dégoût. Je ne vois pas de joie, pas d'émerveillement devant l'exploit que je suis en train d'accomplir. Une grande déception envahit alors mon esprit. À quoi cela sert-il que je me donne autant de peine, que je réalise une prouesse révolutionnaire qui va sûrement bouleverser le cours de l'humanité, s'ils ne montrent que de la peur et du dégoût ? Enfin, je vole, quoi ! Que veulent-ils de plus ? Ils sont sûrement jaloux. Mais ne peuvent-ils pas se réjouir du bonheur des autres pour une fois ? Quelle bande d'ingrats ! Ils ne savent pas reconnaître le véritable talent.

Je ne dois pas leur prêter attention, si c'est comme ça. Mieux vaut que je profite de ce moment plutôt que de me laisser démoraliser par ce que les autres pensent de moi.

Mais, comme si la lumière qui m'enveloppait avait deviné mon mécontentement, elle commence à faiblir et je comprends qu'il est temps pour moi de regagner le sol.

La magie du moment est brisée et c'est donc à contrecœur que je me rapproche du trottoir.

J'ai l'impression de me trouver dans une grande piscine. Il me suffit d'effectuer un mouvement de brasse énergique pour me retrouver propulsé vers l'avant. Je me positionne alors, tête en bas, et je « nage » en direction de mon immeuble.

Quand j'atteins enfin la terre ferme, la lueur dorée disparaît complètement. On pourrait croire qu'elle n'a jamais existé.

Je pose les deux pieds sur le sol et fixe la foule avec mépris. Je m'apprête à regagner ma maison d'un pas digne. Je veux montrer à toutes ces personnes curieuses qu'elles devraient être fières de moi plutôt que d'essayer de m'humilier. Mais à ce moment-là, une violente douleur fuse dans mon genou, ma jambe flanche, et je m'écrase lamentablement. Me voilà allongé sur le trottoir avec une foule massée autour de moi.

Quelqu'un crie :

« Appelez une ambulance ! »

Ma tête et divers autres endroits de mon corps saignent, une conséquence de ma chute, je suppose. Mon honneur aussi en a pris un coup, d'ailleurs.

Je reste totalement immobile, sans ressentir la moindre souffrance pour l'instant. Même celle qui pulsait dans mon genou s'est calmée. Mais je ne me réjouis pas trop, je sais qu'elle reviendra... Alors je ne bouge pas, afin de limiter le plus longtemps possible, toute récidive de la douleur. Je pense que maintenant, comme dans toute histoire où un personnage est victime d'un accident, je me dois de m'évanouir. Mais... non. Désolé de vous décevoir, je reste parfaitement éveillé.

Mes pensées sont embrouillées. Il y a un vacarme terrible autour de moi. J'entends les passants crier toutes sortes de choses :

« Est-ce qu'il est mort ? »

« Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! Comment a-t-il fait ça ? »

« Et si jeune en plus... »

Cependant, à aucun moment, ne serait-ce que brièvement ou juste par un ou deux mots, l'un de ces badauds ne vient me voir pour me murmurer un encouragement. Personne ne s'approche pour me rassurer en me disant quelque chose comme :

« Bravo, mon gars, ce que tu as fait était époustouflant ! On est tous fiers de toi. »

Non, au lieu de se montrer enthousiastes, ils ont l'air dégoûtés, effrayés, horrifiés. Je ne comprends pas la raison de toutes ces réactions négatives. Jamais je ne m'y serais attendu.

Ça me déprime. J'aimerais vraiment pouvoir regagner ma chambre et observer tout ça de loin. Regarder un autre adolescent réaliser cet exploit. Moi au moins, j'aurais été fier de lui. Oui, je donnerais n'importe quoi pour être quelque part ailleurs. Partout sauf sous le regard atterré de ces inconnus.

Voilà donc comment s'est achevé mon superbe dimanche. Je suis allongé sur un trottoir, meurtri et déprimé. La sirène des ambulances retentit au loin et, autour de moi, les gens s'affolent.

Effets secondairesWhere stories live. Discover now