Le 5ème passager (1)

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Les ténèbres piquetées d'étoiles du vide sidéral se déployaient sur l'écran de retransmission de la baie. La manœuvre était terminée. Notre capitaine, Yany, se tourna vers le passager, couvrant de sa voix éraillée le ronronnement des machines.

— Tu es originaire de Solaris, par la naissance ou l'ascendance ?

Ça y est, il l'avait demandé : la question que tout le monde se posait depuis l'embarquement de cet invité surnuméraire. Je jetai un coup d'œil par-dessus l'épaule de mon patron, cherchant à scruter la silhouette encapuchonnée de l'étranger le plus discrètement possible.

— Non.

La voix du passager avait résonné dans l'habitacle. Claire, mais basse. Au moins, il s'exprimait en Commun.

— J'en étais sûre, murmura Zebra en poussant Yany du coude.

— Ça va, protesta Yany en bougonnant. Il parle la langue officielle de l'Holos. Et puis, il a payé comptant. Moi, ça me suffit.

Bien que chuchotée à voix basse, toute cette conversation avait eu lieu devant lui. Mais l'inconnu ne parut pas s'en soucier.

— Où t'as dit que t'allais, déjà ? questionna Yany plus fort.

— Aux marches de Sibalba.

— Sibalba ! Mais y'a rien, là-bas.

— C'est là que je vais, insista l'étranger de sa voix grave.

Yany bougonna.

— À plus de 50 kcp du comptoir nekomat, ça nous éloigne des territoires de la république. C'est dangereux de croiser dans ce secteur ! Il y a des pirates, des renégats, des séparatistes... Sans compter le risque présent aux abords d'un trou noir. Un saut dans cette direction ne pardonne pas la plus petite erreur de navigation !

Assise au poste de la navigatrice, Zebra passa la main sur sa courte chevelure carotte, puis embrassa le petit pendentif exhumé de sa combinaison, qui représentait un gentil bonhomme au visage rond et franc.

— Saint Youliga, protégez-nous, murmura-t-elle rapidement.

— Invoque plutôt Saint Nilarm. Il ne s'est jamais crashé, lui, ironisa Yany avec une pointe de sadisme.

Le passager garda le silence. Aussi, ravie d'entendre Yany énumérer ainsi les dangers du voyage spatial, je me penchai sur lui, toujours avide de bonnes histoires.

— Tu crois que Sibalba donne sur un monde inconnu ?

— J'en sais rien. Personne n'en sait rien. Sibalba est un trou noir super massif qui constitue le dernier vestige d'un groupe de plusieurs bras galactiques : le super-cluster du Sagittaire.

Je lâchai pour un temps la silhouette râblée de Yany, concentré sur ses instruments. Debout derrière, énigmatique sous sa capuche, le passager nous écoutait sans rien dire, les bras croisés. Je scrutai son corps dissimulé dans la pénombre du cockpit quitte à m'en crever les yeux. Jamais je n'avais vu d'homme aussi immense.

Je sentis soudain le poids de son regard sur moi. Je me hâtai de faire pivoter mon siège vers mon capitaine, et retournai aux clignotements rassurants des instruments de navigation.

— Quand ce groupe d'étoiles s'est-il effondré sur lui-même ?

— Oh, il y a des millions d'années solariennes.

— L'époque des ældiens ?

De nouveau, Zebra embrassa son pentacle.

— Les ældiens ? Une légende de naute, ça ! ricana Yany en me faisant un clin d'œil.

Il savait que j'adorais ce genre d'histoires.

— Ne parle pas de malheur, grogna sa femme. C'est peut-être une légende, mais ça porte la poisse de parler de ces navires !

Yany se tourna vers moi avec un air entendu.

— La légende disait que leurs vaisseaux étaient vivants. Vraiment vivants : pas seulement dotés d'une intelligence de bord comme les nôtres. T'as une équipe de secours qui entre dans la carcasse d'un vaisseau abandonné, qui voit que tout est mort là-dedans... Et puis boum, ils voient le navigateur du vaisseau se rallumer, en affichant la commande d'un saut imminent. Un classique !

De nouveau, Zebra se signa.

— Comment ce genre d'histoire a pu se diffuser, si tous ceux qui l'ont vécue ont disparu dans le néant ? demandai-je en m'agrippant au siège de Yany pour me rapprocher.

— Bah, c'est même pas sûr qu'ils aient vraiment existé.

— Mais à quoi ils ressemblaient, ces ældiens ?

C'était la millième fois que je posais cette question. Et comme à chaque fois, Yany prit un moment avant de me répondre. Son visage émacié de vieux boucanier, à demi-éclairé par les lueurs fluorescentes de la console, me parut plus sombre que d'ordinaire. En presque huit ans à son bord, je ne l'avais jamais vu ainsi.

— Des monstres. C'était des monstres. C'est tout ce qu'on sait.

Des monstres... Comme dans les légendes, les contes d'astroport. Je visualisai des tentacules, des cyclopes, des chimères immenses : tout un assortiment de créatures hybrides flottant dans les zones inexplorées de l'univers.

La réplique de Yany avait jeté un froid. Le silence reprit ses droits dans l'habitacle. Yany en profita pour se tourner à nouveau vers le mystérieux voyageur :

— Vous voulez vraiment aller là-bas ?

— Je vous ai payé pour ça, répondit l'autre de sa voix métallique. Si vous ne voulez pas honorer votre contrat, remboursez-moi et ramenez-moi où vous m'avez trouvé : je trouverai bien un naute digne de ce nom.

C'était le discours le plus long qu'il nous avait sorti depuis qu'on l'avait embarqué. Visiblement, il y tenait, à son trou noir. Contrarié par le ton glacial de son invité, Yany revint en face de son tableau de bord.

— Hé ho, murmura-t-il, piqué au vif. J'ai jamais dit que j'irai pas... Et qu'est-ce que vous allez faire là-bas, si ce n'est pas indiscret ?

C'est indiscret, répliqua l'étranger.

Cette fois, Yany décida de se concentrer sur son plan de vol.

JE BRÛLERAI TON ARMURE 「sous contrat d'édition chez RIVAL」Where stories live. Discover now