Le 5ème passager (3)

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En sortant de ma cabine le lendemain pour prendre mon quart, je tombai nez à nez avec le mystérieux passager. J'étais nettement plus petite que lui. Il mesurait quoi, trois mètres de haut ? Mais en relevant la tête, je pus apercevoir un bout de son menton imberbe, aussi sombre et mat qu'un morceau d'iridium. Comme la peau d'un wê... mais cela pouvait également être le visage artificiel d'un vétéran au corps entièrement cybernétique.

— Il vous faut quelque chose ? lui demandai-je timidement.

D'habitude, c'était toujours Yany qui traitait avec lui.

— Le syntoniseur universel dans ma cabine est tombé en panne : tu pourrais m'en passer un autre ? me demanda-t-il d'une voix aimable, aux agréables tonalités chaudes.

Encore un qui me tutoyait. Le fait que je ne dépassais pas le mètre soixante devait jouer.

— Je peux peut-être vous le réparer, tentai-je en me dirigeant vers ma boîte à outils. Ces choses-là tombent souvent en rade, et c'est moi qui m'en occupe, en général.

Qu'il comprenne que j'avais des capacités !

L'étranger garda le silence un moment, mais il accepta de me suivre sans rechigner, avec une nonchalance féline. Parfois, les passagers qu'on convoyait ne reconnaissaient pas mes compétences. Dans ces cas-là, il ne fallait pas hésiter... Je me rendis directement vers sa cabine, avant de m'arrêter sur le seuil.

— Je peux entrer ?

Pour toute réponse, l'inconnu me poussa légèrement. Je fis un pas prudent, cherchant à déchiffrer la pénombre pour trouver quelques indices d'un culte interdit.

La lumière s'alluma d'un coup. Derrière moi, l'étranger avait appuyé sur l'interrupteur.

— Le syntoniseur est là, fit-il en tendant un long doigt ganté sur la machine mentionnée. Tu crois que tu peux t'en occuper ?

— Puisque je le dis, soupirai-je. Mais ça prendra plusieurs heures. Réparer ces machines, c'est un peu comme une séance de psychanalyse !

— Une quoi ?

Le ton était suspicieux : il ne connaissait pas ce terme. D'ailleurs, il avait un petit accent, pas du tout désagréable.

— C'est une science antique qui redevient très à la mode récemment et... Laissez tomber. Je m'en occupe !

Le passager recula vers sa couchette, sur laquelle il s'assit, les bras croisés et la capuche toujours ramenée sur son visage. Il resta là sans bouger pendant toute la réparation, qui dura elle-même plus de trois heures solariennes. Je m'occupai en chantonnant divers tubes arkonniens, dont « l'hymne de l'Holos » – version remixée par les Galactic Angels. Lorsqu'enfin j'arrivai à un résultat, j'appelai mon client :

— Je crois que c'est bon. Demandez à Arthur de vous faire quelque chose !

Il se releva de sa couchette et s'approcha. Il avait une façon de bouger prudente, élégante et gracieuse, un peu comme un félin.

— Fais-moi un fruit de Lomë.

Je n'avais jamais entendu parler de ce fruit. Ce qui était fort dommage, vu son apparence : un gros melon aux tranches alternativement turquoise, violettes et roses, avec un noyau rouge et mou. Il m'en tendit un quartier. Je le pris et l'examinai, méfiante. Ça n'avait pas l'air très comestible.

Lui, il avait déjà commencé à en manger.

— La machine semble marcher, fit-il en mâchant d'un air appréciateur. Tu es très forte !

C'était la première fois qu'on me complimentait sur mes talents de mécano. Finalement, peut-être que ce passager ne me prenait pas de haut... Désireuse de faire preuve de bonne volonté, je mis le fruit inconnu dans ma bouche.

Le goût, à la fois sucré et acidulé, explosa dans ma bouche. Je n'avais jamais rien goûté de tel.

— C'est délicieux ! D'où ça vient ?

L'étranger se cala contre le pilier de sa couchette.

— D'une planète qui s'appelle Æriban. Un paradis luxuriant, la plus belle géoformation qui existe dans l'univers. En revanche, bouilli, ce fruit devient un poison mortel pour la plupart des espèces possédant un système nerveux.

Je le lâchai immédiatement. L'inconnu le rattrapa d'un geste souple et l'avala, puis laissa échapper un rire clair et agréable qui tintinnabula plaisamment à mes oreilles.

— Tu es drôle. Très douée en mécanique, mais drôle, observa-t-il comme si les deux qualités s'annulaient obligatoirement.

Dans l'ombre de la capuche, j'aperçus un éclat de canines blanches : ce sourire lumineux m'encouragea.

— Plus qu'une mécano, je suis surtout une interprète du langage machine : c'est moi qui m'occupe de toute la partie sapiens et non organique du bord. Je gère les contrats avec les IA, aussi, ce genre de choses.

— Vos vaisseaux sont donc sous contrat ?

— Eh oui. Les IA sont sapiens et, en tant que tel, membres de l'Holos : elles ont donc les mêmes droits – et devoirs – que nous. Vous ne saviez pas ça ? D'où venez-vous donc ?

Sans apercevoir réellement son visage, j'eus la nette impression qu'il s'était assombri.

— D'un monde très lointain, qui ne fait pas partie de l'Holos, me répondit-il d'une voix hantée.

Je fronçai les sourcils.

— Vous voulez dire... la Bordure extérieure ?

— Plus loin.

— Mais il n'y a rien, plus loin. Il n'y a que la zone obscure...

Il garda le silence. Je réalisai qu'il ne voulait pas me dire le nom de sa colonie. Cela se comprenait : les séparatistes, considérés comme hors la loi, étaient sévèrement réprimés. Me dire où se trouvait sa colonie pouvait sans doute le mettre en danger.

— Si vous venez d'une colonie qui s'est développée dans l'isolement, continuai-je pour le rassurer, vous pouvez adresser une demande anonyme au Bureau des Citoyens de la République à partir d'un terminal public, accessible sans implant. Ils se montrent compréhensifs envers les descendants de pionniers qui veulent rejoindre l'Holos. Ils commissionneront une enquête, et si votre monde répond aux critères de base, vous deviendrez citoyens.

— Il n'y a plus rien à examiner. D'après ce que j'ai compris, je suis le dernier.

Yany avait raison : c'était bien un séparatiste. Voilà pourquoi il se cachait.

— Moi aussi, j'ai perdu toute ma famille, lui avouai-je alors. C'est pour ça que je suis ici, sur ce vaisseau... Comme vous !

Sous la capuche, je vis les coins de sa bouche remonter. Je me fis la réflexion qu'il avait vraiment un beau sourire.

— Alors, nous avons un point commun.

Cette phrase acheva de m'apprivoiser.

— Je ne me suis pas encore présentée, lui dis-je en tendant la main, un peu rougissante. Je m'appelle Rika, Rika Srsen.

Le mystérieux voyageur me tendit la sienne.

— Tu peux m'appeler Ren. Ravi de faire ta connaissance, Rika.

JE BRÛLERAI TON ARMURE 「sous contrat d'édition chez RIVAL」Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin