Le 5ème passager (2)

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— Pas commode, ce passager ! se plaignit encore Yany le soir même. Qu'est-ce qui m'a bien pris de le faire monter à bord !

Pourtant, il avait entré les coordonnées de Sibalba dans le programmateur du vaisseau. Nous étions censés y être dans moins de trois sauts. À condition que Yany appuie sur le bouton.

— Y a des gens qui aiment pas les histoires, Yany, répliqua Zebra. Des gens qui, comme dirait l'autre, se sentent pas bien rassurés quand on leur parle des horreurs cachées de l'univers.

— Parle pour toi. Il m'a demandé de le déposer là-bas, tout seul : c'est pas un type qui a l'air d'avoir peur de l'espace !

Yany avait rencontré l'inconnu dans un bouge de la colonie nekomate lors de notre escale de ravitaillement. Surpris de voir un sapiens qui n'était pas un félidé, il avait entamé la conversation : c'est là que l'inconnu lui avait demandé de l'embarquer. Et visiblement, ses arguments s'étaient révélés convaincants.

On lui avait donné une cabine – pas la plus confortable – dans laquelle il prenait tous ses repas. Il se montrait rarement : il n'était venu sur le pont que pour voir Yany programmer les sauts et vérifier qu'il entrait bien la bonne destination dans les moniteurs. Durant ses absences, nous extrapolions sur son objectif et son identité, rivalisant de théories toutes plus farfelues les unes que les autres.

— Moi, je crois que c'est un mutant, commença Yany. Adepte de quelque culte bizarre, qui croit atteindre une autre dimension en sautant dans un trou noir. Après tout, il m'a demandé de le laisser là, dans le vide intersidéral, avec seulement une des combinaisons de sortie du bord et deux heures d'autonomie.

— Quelle horrible façon de mourir, frissonna Zebra. Tu ne crois pas qu'on devrait essayer de l'en dissuader ? Il y a des façons plus simples de se suicider, et moins dangereuses pour nous tous !

— Pour les adeptes de certaines sectes, rejoindre le néant n'est pas un suicide, objecta Yany. Franchir la ligne d'horizon d'un trou noir qui possède une gravité si faible qu'on aurait l'impression de nager dans une piscine en y entrant n'est pas si terrible... Je ne l'ai jamais fait bien sûr, mais je crois vraiment que c'est faisable de changer de plan en utilisant un TNSM. Le problème, ce serait de revenir !

— Avec un vaisseau, peut-être, marmonna Zebra. Mais lui, il compte y aller en étant protégé seulement par une combinaison ? Et si ça marche, qu'est-ce qu'il fera, une fois de l'autre côté ? Il nagera jusqu'à une planète terraformée – s'il y en a une – ou il fera du stop en attendant qu'un croiseur le prenne ? Et quel genre de fou irait croiser dans les zones inexplorées, à part des réprouvés et des équipages en perdition ?

Yany se mit à rire.

— Des pilotes un peu tête brûlée prêts à prendre des risques, de mon point de vue. Mais c'est ce qu'il veut, alors... J'ai pas à m'en mêler. Heureusement, Dea avait une combi adaptée dans ses réserves. Il me l'a payée plutôt cher, comptant.

Impossible de savoir combien exactement. Je tentai de demander à Dea, l'IA navigatrice, mais elle ne gardait pas trace des transactions privées de Yany. En revanche, elle me montra des images d'archive des vaisseaux de guerre ældiens : immenses solides de graphite noir aux lignes acérées et aux formes d'une altérité effrayante, avec leurs paires d'yeux multiples sur la proue et leurs armements dévastateurs, ils ressemblaient vraiment à des dieux cruels et omnipotents.

— Les ældiens sont considérés comme éteints depuis l'an 566 après la Seconde Conquête Spatiale, m'apprit Dea. Cela fait près de dix mille ans qu'on n'en a pas vu un seul dans toute la Voie.

— C'est pas une légende, alors, observai-je en faisant défiler les images sur l'écran. Pourquoi on n'a pas d'images d'eux ?

— Ils déréglaient les anciens appareils holographiques, m'apprit Dea.

Pendant le repas, je parlais de ma découverte à Yany et Zebra.

— Dea m'a montré les vaisseaux ældiens, leur annonçai-je.

— Tu veux dire ces holofilms flous qui montrent un bout de carlingue ? se moqua Yany.

Derrière lui, Zebra pouffa. Puis elle posa le plat sur la table.

— Encore soycisse – purée ? râla-t-il.

— C'est pas moi la cuisinière, répliqua Zebra avec un air entendu.

— La prochaine fois, j'achèterai plus de menus, se résigna Yany. J'ai cru que même en faisant des économies, Dea arriverait à nous combiner des trucs un peu plus variés.

Je m'emparai du plat.

— Moi, j'aime bien soycisse-purée !

— Parce que t'as jamais mangé de zubron.

Je pris une grosse cuillerée de purée et la posai dans mon assiette. Je dispersai dessus quelques compléments alimentaires, puis je passai le sachet à Yany. Ils avaient la forme de petites étoiles bleues, roses et vertes, et un petit goût salé que j'aimais bien.

— Quand j'étais minot, c'est ce qu'on donnait aux poissons rouges sur Fongs, bougonna Yany en s'en versant une bonne louche. Franchement, la gastronomie dans l'espace, c'est pas trop ça !

— Je me demande ce que mange l'étranger, observai-je, la bouche pleine.

— Aucune idée. Mais il fait marcher le syntoniseur à plein régime, et je me demande si c'est pas lui qui nous bouffe toutes nos réserves de carbone... Faudra que je lui compte un supplément !

— Ce matin, en revenant du yoga républicain, je l'ai vu qui sortait de la cuisine avec une assiette garnie de trucs rouges...

— Tu crois qu'il s'est fait du zubron ? demandai-je.

— Si son corps est cybernétique, il doit consommer des barres nutritives, comme tout le monde, observa justement Zebra. Tiens, Rika. Bois un peu d'eau.

— Merci.

Je pris la bouteille, laissant Zebra ébouriffer mes cheveux au passage. Comme si j'étais encore une gamine ! Mais je laissais faire. Zebra et Yany n'avaient jamais reçu le permis pour faire des enfants. Et, comme beaucoup de gens issus des basses classes des stations orbitales, ils avaient été stérilisés très jeunes. Pour eux, les voyages au long cours, c'était le dernier espace de liberté.

Malgré la relation que j'avais avec eux, je ne pouvais pas les appeler papa ou maman. J'avais encore trop de souvenirs de mes parents.

— Bon, on se regarde un petit holofilm ? proposa Yany en débarrassant la table. Qu'est-ce que vous diriez de la Conquête de Luna ?

— Trop barbant, grimaça Zebra. Je déteste ces péplums en 2D. Mais il y a la retransmission de la finale de la nouvelle star d'Arkonna, qu'on n'a pas encore eu le temps de regarder...

— Et pourquoi pas un film de monstres ? proposai-je à mon tour, échauffée par les images que m'avait montrées Dea.

Finalement, ce fut mon idée qui fut retenue. Zebra râla, parce que c'était le remake d'un vieux film, mais elle le regarda quand même. Alors que nous étions tous les trois emmitouflés sur le canapé de la salle de projection, les uns contre les autres, je me surpris à penser à l'étranger, tout seul dans sa cabine. Je l'imaginai dans le noir total, en train de picorer de ses longs doigts des petits cubes rouges.

JE BRÛLERAI TON ARMURE 「sous contrat d'édition chez RIVAL」Onde histórias criam vida. Descubra agora