II - Le mariage inattendu (1817/1818)

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    Tout avait pourtant si bien commencé lorsque le duc del Río s'éprit d'une duchesse de dix ans sa cadette, la belle marquise Graciela de Las Cenizas. Je coupe volontiers leurs patronymes, sans vous garantir que ceux-ci sont véridiques, afin de mieux protéger mes maîtres. Mais revenons-en à 1817. La future duchesse n'avait alors que seize ans. Elle avait de la beauté, certes, mais elle était aussi excessivement riche. Pourtant, le duc l'ignorait. Il était venu à une soirée mondaine parce qu'il cherchait à se divertir. Pendant cinq ans, il avait perdu successivement sa mère, ses deux sœurs cadettes et son frère ainé, faisant de lui l'héritier direct de la branche del Río. Son père, le duc Eduardo, était à moitié fou et s'agrippait au reste de ses filles qu'il refusait de marier, préférant qu'elles s'occupent de lui dans son château de Malagá. Épris de liberté depuis l'enfance, le duc Francisco se décida à rejoindre un groupe de jeunes amis qu'il n'avait pas revu depuis plusieurs années. Tous vivaient un peu plus haut en Andalousie, tout près de la ville de Séville dont on vantait les mérites. Je me permets des familiarités et j'espère que celui qui trouvera mon témoignage ne m'en voudra pas de m'être élevée à un rang d'égalité avec ses excellences de las Cenizas del Río. Compte tenu des circonstances, je raconte l'histoire de cette famille sans pour autant laisser de mon côté mes propres impressions et mes sentiments. Cela vous fera comprendre, je l'espère, le ton que je peux employer parfois. Ainsi, je disais que le duc Francisco se plu à Séville, mais la mer lui manquait. Il passait son temps dans les jardins, à la recherche des fontaines dans lesquelles il pouvait mirer le bleu du ciel. À l'église, point de distractions, point de différences avec ce qu'il avait toujours connu. Il chassait quelques fois et partait dans des petites excursions dans les campagnes. Ce qu'il préférait, c'était aller dîner dans les posadas ou s'enivrer dans les bodegas. Ici, enlevant son titre, il n'était plus qu'un paysan comme un autre. Un voyageur. Et, derrière cette identité, il se satisfaisait de la cerveza et des tapas qu'on lui servait en grande quantité. Il admirait les cuisses brunes des jolies danseuses, mais jamais ne les touchait ; elles venaient d'elles même tomber dans ses bras vigoureux. Ces histoires-là, il me les conta en secret, dans la bibliothèque du palais où nous nous retrouvions parfois. Elles me fascinaient et il ne se faisait pas prier pour me les raconter ; elles lui rappelaient sa prime jeunesse. Et nous avions établi de tels rapports que je peux notamment affirmer cela aujourd'hui : mon maître n'était pas un homme que l'on pouvait considérer comme beau dans le sens commun du terme. Mais il avait une haute stature, un teint brun clair et des yeux noirs qu'on devinait sous des sourcils broussailleux. Il dégageait quelque chose de brusque mais sympathique, de franc, mais agréable. Il me semble que cela pouvait être une forme de charme qui, associé à sa fortune, attirait toutes les Andalouses. Moi-même, je ne me sentais jamais intimidé par mon señor comme je l'appelais car, comme tous les grands hommes, il n'avait pas besoin d'user le moindre artifice pour se faire respecter d'autrui. Mais j'admets que je n'étais pas insensible à ses manières qui changeaient ce que l'on pouvait voir dans les autres palais.

    Quoi qu'il en soit, le duc avait un tempérament conduit par l'impatience et il se sentait mourir d'ennui à cette période de son existence. Mais heureusement un de ses amis le convia à une réception qui changea le cours des choses. Le duc n'aimait pourtant pas les mondanités et s'attendait à s'enivrer de n'importe quel alcool qu'on lui servirait pour dissiper son ennui lorsqu'il aperçut, entouré de jeunes filles en robes blanches, une magnifique demoiselle. Ses yeux dans le vague semblaient partager avec lui la plus profonde lassitude. Il la contempla. Elle était petite et menue, il ne lui donnait pas plus de quinze ans. Elle avait un teint de porcelaine, un front bombé, et de magnifiques cheveux noirs qui, comme des rideaux de velours, étaient relevés avec élégance, révélant une nuque fine, brillante comme de la nacre. Sa bouche était charnue et douce, de la pêche dans laquelle on avait envie de mordre. Mais le plus saisissant, c'était ses yeux qui, même perdus dans un autre monde, vous captivaient d'un battement de cils. C'était de grand yeux du même bleu que les azulejos qu'il n'avait cessé d'admirer dans les palais de Séville. De grands yeux avec un bleu qui devenaient si profond quand la lumière les traversait. Mieux, ils étaient bordés de longs cils noirs qui créaient comme des rayons sombres sur ses paupières pâles. Le duc Francisco l'a cru timide et quelque peu enfant ; on lui fit comprendre que c'était loin d'être le cas. Elle était une marquise, une héritière possédant son propre palais non loin de la ville. Elle parlait de nombreuses langues, on lui prêtait des talents de musique et de danse. Et elle était beaucoup plus sûre d'elle-même qu'elle paraissait. Ce soir-là, Graciela de las Cenizas portait une robe blanche comme sa petite cour. Mais elle avait l'avantage d'avoir parfumé ses cheveux de fleurs qui lui donnaient un air de nymphe. Captivé par cette créature qu'il aurait pu enlever au détour d'un bois, Francisco chercha à s'introduire auprès d'elle. Même si la marquise Graciela était d'un rang inférieur au sien, la réputation de sa famille était intacte contrairement à celle du duc. Il n'était pas aisé de s'approcher de la marquise sans susciter toute l'attention et la désapprobation de la salle. Frustré, il avait tout de même réussi à éveiller l'attention de la jeune femme par son regard sombre qui ne quittait plus sa silhouette gracile. Il alla se promener dans une allée d'orangers célèbre pour avoir uni de nombreux êtres sous toutes formes de rapports. Aucun témoin ne peut dire ce qu'il a pu se passer dans le parc. La seule certitude de la société sévillane était que ce duc étranger s'était passionné corps et âme pour la juvénile marquise depuis cette soirée. Moi je peux vous conter ces histoires sans craintes aujourd'hui. Ce sont des histoires d'un autre monde, qu'une âme confia jadis à une autre, sans se douter que les souvenirs seraient marqués dans le journal d'une simple domestique comme moi.

    Le duc Francisco lui fit la cour passionnément pendant des jours et des jours. Il n'eut pas à attendre bien longtemps : elle lui tomba dans les bras peu de temps après l'avoir rencontré. Son mariage fut fêté dans un cadre intime. Il faut dire qu'elle avait peu de famille encore en vie et que Francisco pouvait compter sur les doigts de la main ses amis les plus proches. Il n'invita personne de sa famille, à part un oncle éloigné. Le reste de la famille lui en voulu terriblement, mais seule Graciela comptait à ses yeux. On le déshérita. Qu'importe ! Il n'avait aucun souci à se faire en ce qui concernait l'aspect pécuniaire. Après tout, il était devenu si riche depuis son mariage, si heureux, que tous ses ennuis semblaient avoir disparu comme par magie, en un instant. Après leur mariage, le duc Francisco m'engagea. C'était en été 1818 que j'entrais pour la première fois au palais. Je n'avais pas beaucoup de références mais il prétendait avoir entendu parler de moi dans un ou deux salons qu'il fréquentait. La réalité est tout autre mais à l'époque, je n'en savais rien. J'étais naïve, à peine dégrossie. J'avais un an de plus que sa femme, je n'étais moi-même qu'une enfant après tout. Mon époux avait trouvé la mort dans le Guadalquivir, et j'avais un bébé à ma charge. La duchesse Graciela avait accouché non sans difficulté d'une petite fille quelques semaines seulement après que j'ai donné naissance à Rosa. Elle garda le lit pendant des mois. Je fus tout de suite à mon aise, autant avec la petite Maria Luisa, Marisa comme je l'appelais, que dans le palais. Je me suis toujours accommodé de toutes les difficultés qui se présentaient sur ma route. Et j'ai toujours réussie à faire croire que j'étais à ma place là où une autre se serait effondrée. C'est heureuse et confiante que je vis les nouveaux mariés s'enfuir en lune de miel, contre la morale de l'époque, abandonnant leur toute petite fille derrière eux.  Personne n'aurait pu les reconnaître où les soupçonner. D'abord, parce que personne n'aurait imaginé que celle qui était devenue une duchesse, bien que fort bonne cavalière, puisse crapahuter sur la même selle que son mari dans les campagnes andalouses pendant des semaines après son accouchement qui avait été gardé secret. Leur lune de miel fut donc un mystère, le même mystère qui avait débuté depuis qu'un intérêt réciproque était né entre ces deux êtres si différents. Graciela était vue par tous comme une enfant de tout juste dix-sept ans enlevée par un homme qui en avait déjà vingt-six, avec un nom et des manières plus rustres qu'elle n'aurait pu imaginer pour son époux. Cette fuite de bonheur dura un mois qui parut à tous une éternité et, encore aujourd'hui, personne ne sait ce qu'ils ont fait de ce mois à galoper sur les routes. Un jour je me rappelle, je rangeais un jouet de mon petit Fernando lorsque la duchesse, qui passait devant moi, lâcha un soupire et évoqua cette époque. Elle parlait avec ce regard, ce même regard dans le vide qu'elle avait dû avoir le jour où le duc Francisco l'avait remarqué. Elle parlait d'un palais dont le perron amenait directement sur une plage sauvage, où il faisait bon vivre auprès du plus merveilleux des hommes. Elle était comme ainsi, à laisser échapper ses rêveries à voix hautes, un peu comme si elle récitait du théâtre. Tout le monde s'étonnait que le duc de la campagne ait pu obtenir de cette marquise sévillane un mariage si rapide. Ce dont je suis certaine, c'est que mes maîtres se sont véritablement aimés à cette époque. 

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