IX - Le séjour du duc (1827)

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    Naturellement lecteur, le lendemain tout recommença comme d'habitude. C'était un peu comme si cette nuit, si particulière pour moi, n'avait eu d'effet pour personne d'autre. J'avoue que j'avais bien du mal à penser à autre chose qu'à la conversation que j'avais eu avec le duc. C'est que j'étais toujours à m'occuper des enfants, de la vie domestique, que je n'avais pas la place pour penser à quoi que ce soit d'autre. En une seule conversation, aussi courte fut-elle, le duc m'avait redonné un espace de liberté. Il avait ouvert une place dans mon esprit. Un endroit qui permettait à de nouvelles pensées d'irriguer mon âme. Mais à part moi, personne ne pouvait s'en rendre compte. Alors la vie continuait, aussi normale qu'elle l'était la veille. Au moins en apparence. Mais la société n'est-elle pas bâtie sur des apparences ? Notre monde est conduit par tellement de codes qu'il suffirait qu'une personne les imite assez bien pour qu'on croit qu'elle les respecte réellement alors qu'en vérité, il n'en est rien. Ainsi les ducs Lesmes et Francisco avaient repris une relation cordiale, au moins en apparence. Les invités allaient et venaient, de moins en moins nombreux. Et puis finalement, il ne resta plus que le duc Lesmes.

    Celui-ci avait tout fait pour s'assurer l'affection de son fils surtout au début de son séjour. Et pour cela, il avait usé de sa fortune pour le couvrir de présents. Salva se retrouvait nouveau propriétaire d'un étalon, d'une montre en or, de vêtements, de livres, de jouets et autres objets luxueux que son père faisait venir en même temps qu'il avait fait venir ses amis. Il se comportait vraiment comme un prince dans son royaume. Et il croyait que son fils serait comme le reste de ses sujets, à lui témoigner de l'affection et de la reconnaissance. Tous les cadeaux qu'il lui offrait, en croyant pouvoir faire fléchir le caractère borné de Salva ! C'était invraisemblable. Il ignorait que ses gestes ne faisaient que repousser l'enfant. Les sentiments de Salva ne pouvaient être achetés. D'ailleurs Salva le prouva à plusieurs reprises. Il cassa la montre en or, prétendit que les vêtements étaient trop petits. Il rangea les livres dans la bibliothèque, donna ses jouets à Fernando et Asun. Bref, il se débarrassa de tout d'une façon ou d'une autre, sauf du cheval. Les enfants ayant leurs propres montures, il ne pouvait s'en séparer en leur offrant l'animal. Et de toute manière, il aimait tant les chevaux qu'il n'aurait pas eu le cœur de s'en séparer. Il ne le montait pas – il n'aurait pas fait ce plaisir à son père en lui montrant qu'il appréciait son cadeau – mais s'en occupait quotidiennement. Tout le monde tenta de le raisonner, de lui dire qu'il fallait agir de manière plus raisonnable et modifier son comportement. Mais personne n'y parvint. Salva était un parfait entêté et c'était peut-être son plus grand défaut.

    Fernando et Asun avaient à l'inverse complètement adoptés le duc Lesmes. Là où leur propre père pouvait se montrer malhabile dans ses sentiment, se montrant distant et parfois taciturne, le duc Lesmes était léger, drôle, passionné. Il n'avait rien d'un bon père, mais c'était un homme pourvu de nombreux charmes. D'ailleurs, l'amitié des enfants pour Salva était née sous l'influence de ces mêmes charmes qu'il semblait avoir hérité de son père. Asun comme Nando avaient été fascinés par Salva, l'avaient aimé dès son arrivée et il en était de même avec le duc Lesmes. Fernando passait beaucoup de temps avec lui en se promenant ; seul le duc Lesmes et moi-même étions capables de l'épuiser assez par de longues marches. Mais Fernando m'avait toujours à ses côtés. Ayant conscience de cela, il préférait la compagnie de son « oncle » comme il l'appelait pendant que celui-ci séjournait au palais. Je remarquais par ailleurs que lorsque j'étais avec Nando, le duc ne se montrait guère. Il attendait toujours que je ne sois pas là ou même que j'ai le dos tourné pour apparaître et attirer l'enfant avec lui. Il n'y avait pas de doute possible : le duc Lesmes m'évitait. J'en avais eu la certitude le jour où je le vis tourner les talons alors qu'il m'aperçut au bout d'un couloir. Au fond, cela m'arrangeait parfaitement. Le seul ennui était que je passais moins de temps avec mon Nando à cette période.

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