XXXIII - Aitana (1835)

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« Voilà le premier drame : l'homme doit tâcher de mener sa vie sagement tout en s'attelant à trouver une compagne. Bon ! Mettons qu'un homme trouve une femme sur son chemin. Elle est jeune, belle, agréable, possède mille vertus. Voilà qui est bien, ils s'entendent à merveille. Ils s'aiment. Mais la femme doit partir au loin, et l'homme s'attriste dans sa solitude nouvelle. Il ne peut l'accepter, cette solitude. Il ne peut accepter ce silence, lui qui s'est habitué au tapage de la femme qu'il aime. Alors il prend la route. Et, il va, par monts et par vaux, tentant de ne plus penser à celle qui lui manque. Voilà qu'il rencontre une autre femme. Elle est tout aussi jeune, belle et agréable que la première. Ses vertus sont égales, presque semblables. Seulement cette femme-là ne part pas. Elle reste avec l'homme. Il s'éprend d'elle. Elle est un mystère insondable, ses silences sont plus nombreux que ses paroles et son intelligence illumine son visage comme mille torches qui brûleraient autour d'elle. Elle n'est pas douce, elle est plus vivante qu'une lionne. Pourtant, dans ses bras, elle s'assagit. Dans ses bras, elle est protégée par lui autant qu'il est protégé par elle. Ils savent tout deux que rien ne peut leur arriver tant qu'ils continuent de vivre ainsi. Ainsi, c'est-à-dire comme aucun homme et comme aucune femme n'ont jamais vécus avant eux : tel des égaux. Mais voilà que la première femme fait son retour dans la vie de cet homme. Qu'est-ce que l'homme doit faire ? Qui choisir ? Doit-il retourner dans les bras de son premier amour ou doit-il jurer fidélité à celle qui est restée à ses côtés ? » lança-t-il comme s'il s'agissait d'un raisonnement des plus poussés tandis qu'il ne s'agissait que de divagations.

– Je l'ignore. Qu'avez-vous fait señor ?
– J'ai épousé la deuxième femme. Car elle seule fut capable de changer le cours de mes pensées, en les détournant de la première. Et ce n'est pas tout. D'abord quand je disais son prénom, mille poèmes me venaient à l'esprit. Son nom, c'était une histoire. Il s'extirpait de ma bouche pour grimper à des sommets que je ne pouvais atteindre que dans mes rêves. Son nom, plus doux que tout ce que j'ai pu goûter le long de mes chemins. Son nom... Rien que son nom... Frais comme l'aurore quand on le dit en frissonnant au réveil. Un nom qui réchauffe aussi, qui brûle comme la terre que ses fines chevilles foulaient en dansant naguère... Quand je la regardais, je voyais mon passé, mon présent, mon avenir. Je me trompais, naturellement. Son passé m'était inconnu. J'apprendrais bien assez vite que l'avenir n'était pas pour nous. Quant au présent, il me glissait entre les doigts, insaisissable, tant d'instants passés auprès d'elle à ne pas comprendre la beauté des secondes partagées à ses côtés. Je me trompais toujours. Mais c'était ma faute, et non la sienne. Sa beauté était franche, pure. Mes yeux débordants de mes propres mensonges se reflétaient dans ses iris au noir bleuté. Des yeux qui me perçaient le cœur. Quand ma femme marchait, non pardon, dansait, car marcher elle en était incapable, sa silhouette était tout en finesse, s'étirant jusqu'aux nuages ! Et aujourd'hui... Aujourd'hui, elle n'est plus de ce monde. Mais il ne faut pas me pleurer moi, il faut la pleurer elle. Elle a quitté ce monde de la manière la plus affreuse qu'il soit : en donnant la vie. Perdre l'être aimé pour se retrouver avec le fruit d'un amour qui déjà, n'est plus, est une douleur incommensurable.
– Il est dit que ce genre de fruits pourrit avant d'avoir eu le temps de mûrir. Que ce genre d'enfants ne vivent guère longtemps, trop fragiles sans la force d'une mère pour s'élever.
– C'est un fait établi, surtout si le père ne s'occupe guère de lui, l'emmène sur les routes sans se soucier de sa santé...
– Etait-ce votre cas señor ? Je n'ose pas y croire.
– Croyez-le, croyez-le ! Il pesait moins que mes bagages, mais m'encombrait tout autant. Alors, que faire ? Je l'emmenais avec moi, je trouvais une chèvre ici ou là, je nourrissais cet être malingre comme je le pouvais. La plupart du temps, je le laissais aux femmes des auberges dans lesquelles je faisais halte. Elles ne disaient rien. Il faut leur donner un peu d'argent et motus ! Elles deviennent mères de n'importe qui en quelques coups de main.
– Était-ce un garçon ou une fille ?
– Comment ?
– L'enfant señor, l'enfant !
– C'était un garçon.
– Vous avez eu cette chance.
– Vous parlez d'une chance. À trois ans, déjà un homme ! Une fille m'aurait adouci, m'aurait rappelé ma compagne mieux que cet être qui avait le malheur d'être déjà un homme à l'âge des premiers mots. J'aurais voulu l'abandonner à chaque église rencontrée sur notre route. C'est sur les chemins de poussière que j'ai perdu la foi. Je ne voulais plus être faible. Je ne voulais plus m'agenouiller devant Celui qui m'avait fait perdre ma femme et par conséquent, qui m'avait plongé dans la tourmente. Vous devez me juger fort mal n'est-ce pas ?
– Comment pourrais-je vous juger, alors que je ne suis que le fruit de votre imagination ?
– Comment, que dites-vous là ?
– Regardez autour de vous señor, vous êtes seul dans cette auberge. Vous vous vouvoyez vous-même, vous faites les questions et les réponses... Tenez, voilà un témoin qui vous certifiera votre folie. Regardez dans le coin-là, une femme vous attend. Jeune, belle... Mais l'allure modeste. Est-ce là votre épouse ? Ou la première femme dont vous me parliez tantôt ?
– Non cette dame-là... Cette dame-là est une domestique... Seigneur, aurais-je trop bu ? Adora, est-ce vous ?
– Tiens, une autre ! Moins belle, plus âgée.
– C'est Concha !
Señor Lesmes ? balbutiais Adora en me regardant de ses yeux de poupon affolés.
– Je perds la tête, aidez-moi...

Las Cenizas del RíoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant