- 27 -

558 107 91
                                    

La nuit tomba, ramenant la neige dans son sillage.

Le détective ouvrait la marche, suivit de près par Lizzy et notre princier otage, dont j'ignorais encore le nom. Les deux jeunes gens n'avaient pas pipé mot depuis que nous étions entrés dans la cité, pas même pour se chercher querelle. La jeune fille arborait un air malheureux et angoissé. Les bras fermés sur sa poitrine, la mâchoire serrée, elle avançait d'un pas raide, en jetant parfois, à droite et à gauche, un regard furtif. Je me demandai combien de temps elle avait été retenue prisonnière sur ce dirigeable, depuis combien de temps elle n'avait pas vu le ciel, marché dans une rue, et côtoyé une foule.

La misère de la surface, en tout cas, semblait la bouleverser. Les réfugiés en haillons, les mendiants faméliques qui se serraient aux coins des rues, les prostitués des deux sexes au regard vide et au corps abimés... Tout cela, elle le découvrait en même temps que les maisons écroulées, les gravats noircis qui encombraient la chaussée et les voitures de pompiers dont les cloches sonnaient autant de glas. Un groupe de femmes distribuait des bols de soupe à des enfants dépenaillés. Le regard de Lizzy s'accrocha un instant sur les bénévoles, dont l'une chantait d'une voix fatiguée un air populaire que personne ne reprenait. Le Londres de la surface exhalait la douleur de la guerre.

Philip, lui, ne regardait nulle part, si ce n'était le dos de Lizzy, devant lui. Son visage était fermé, mais trahissait une certaine détresse. Je me demandai s'il était déjà venu au sol, auparavant. Certain nobles se targuaient de n'avoir jamais dépassé la couche de nuages.

Je heurtai un jeune homme en haillon, qui m'adressa un regard suppliant. Au bout du moignon de son bras droit pendaient misérablement quelques fils arrachés. Avait-il vendu son bras mécanique pour survivre, se l'était-il fait voler par ses compagnons d'errance, ou confisqué par un fanatique darwiniste avide de le « purifier » ? J'aurais tant voulu pouvoir agir, pouvoir l'aider, d'une façon ou d'une autre, pouvoir les aider, tous... Mais que pouvais-je faire contre les malheurs du monde ? Je retirai ma veste et la lui tendis sans un mot. Les taches de sang, dessus, avait tourné au brun. Personne ne les remarquerait, de toute façon. Il l'accepta en silence et s'assit sur le sol, sans me regarder.

— Ce n'était pas très intelligent, Watson, commenta le détective lorsque je le rejoignis. Vous allez avoir froid.

Je haussai les épaules, morose. Comme si j'en avais quelque chose à faire, du froid.

— Holmes, demanda Lizzy en se mettant à notre hauteur, où nous emmenez-vous ?

— Ah, je suis censé nous emmener quelque part ?

— Holmes ! protestai-je. Ne me dites pas que vous ne savez pas où l'on va !

— D'accord, je ne le dirais pas, répondit-il le plus sérieusement du monde.

Je lui jetai un regard catastrophé, qui se changea en amusement lorsque je compris qu'il plaisantait. Essayait-il de nous remonter le moral ? L'idée fit naitre sur mes lèvres un sourire surprenamment affectueux.

— Nous allons dans un endroit où nous pourrons nous reposer un peu, dit-il enfin, et où nul ne pensera à venir nous chercher.

— Où que ce soit, répliqua Lizzy, arriverons-nous bientôt ? Je suis frigorifiée.

— Nous y sommes, répondit Holmes en pilant net.

Mon regard fit des allez-retour entre le bâtiment qu'il nous désignait du doigt et son visage.

— Vous n'êtes pas sérieux ?

— On ne peut plus sérieux, Watson.

Sans plus de palabres, il grimpa les quelques marches du perron et alla frapper à la porte. Je secouai la tête, incrédule.

Une étude en rouagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant