Chapitre 5 (Gabriel)

6.6K 621 61
                                    

Qu'est-ce qu'il a ce con à me reluquer comme ça ? Les prunelles aux teintes noisette de Raphaël ancrées dans les miennes me mettent mal à l'aise. Pourquoi est-ce qu'il ne parle pas ? Peut-être qu'il s'attend à ce que je m'excuse, pour commencer, mais mes lèvres restent closes. J'ignore ce qui me bloque chez lui, mais chaque fois qu'il me regarde avec insistance, j'ai l'impression de perdre mes moyens et cela, il en est hors de question.

— Une heure de retard, tu te fous de moi ?!

Merde, je ne pensais pas que cela faisait autant... Je comprends sa frustration, je n'aurais pas attendu plus de dix minutes à sa place, peut-être même que je me serais barré au bout de cinq. Pourquoi a-t-il patienté tout ce temps ? C'est perturbant, mais d'un autre côté j'en suis bien heureux, parce qu'avec le périple que je viens de me taper, cela m'aurait fait royalement chier de me pointer ici pour rien.

— Ma voiture m'a lâché en cours de route.

Et j'ai dû prendre sur moi pour l'abandonner sur le bas-côté jusqu'à trouver un moyen de contacter un garagiste. N'importe qui aurait pu essayer de me la voler !

— Tu aurais pu prévenir.

— Un, je n'ai pas ton numéro. Deux, je n'ai pas de téléphone de toute façon.

Un rire désabusé s'échappe de ses lèvres. Il doit certainement penser que je viens d'une autre planète ou que je me fous de lui.

— On est en 2020, tout le monde a un portable.

— Pas moi. Plus depuis deux ans.

Le trouble que je lis dans ses iris me déstabilise. Un raclement de gorge m'aide à me remettre les idées en place, alors que j'enfonce mes mains dans les poches de ma veste, mal à l'aise.

— Puisque je suis là, autant se prendre un verre, non ?

— Ça ne te vient jamais à l'esprit de t'excuser ?

Je sens que ma réponse déterminera la suite de la soirée et je me demande en quoi c'est important. Je ne voulais pas me trouver ici en premier lieu. J'ai déjà fait de gros efforts pour ne pas le laisser en plan, m'acharnant à joindre un garage qui puisse récupérer ma voiture rapidement avant de chercher un arrêt de bus pour me déposer à proximité. J'ai quand même attendu vingt minutes dans le froid qu'il arrive ! Tout cela pour sa belle gueule, alors qu'il ne réclame pas d'excuses. Personne ne m'en a fait à l'époque où je les méritais. Un soupir s'échappe de ses lèvres et je comprends que mon silence vient de foutre en l'air la seule opportunité qu'il me donnait.

— Tu sais quoi ? Oublie, j'ignore pourquoi je persiste à vouloir te laisser une chance.

Raphaël me bouscule d'un mouvement d'épaule et me dépasse. Je l'entends dévaler les cinq marches qui mènent à l'accès du bar puis se diriger vers le parking.

— Une chance pour quoi ?

La question glisse d'entre mes lèvres, suffisamment forte pour qu'il la perçoive, même si je suis de dos. Je fais volte-face et constate qu'il s'est arrêté. Je ne cherche pas à le rejoindre et attends simplement de voir s'il va se retourner pour me répondre ou poursuivre sa route en m'ignorant. Raphaël opte pour le premier choix.

— De savoir si tu mérites qu'on s'intéresse à toi, ou si tu ne vaux rien de plus que cette brute épaisse qui s'en prend à mes potes quand quelque chose ne lui convient pas.

Je le fixe silencieusement, me demandant comment réagir à ses mots. Je devrais l'inciter à garder cette mauvaise image qu'il peut avoir de ma personne, cela m'épargnerait bien des efforts. Je repense alors aux paroles de Sarah dans la voiture, quand Anita l'a informé qu'il y avait soi-disant des étincelles entre lui et moi. J'ai envie de leur prouver à quel point elles font fausse route.

— Désolé pour mon retard, j'aurais dû trouver un moyen de te prévenir.

J'étais persuadé que ces mots me coûteraient, mais quand je vois la lueur dans ses prunelles s'adoucir, je suis heureux de les avoir prononcés. Il se rapproche de quelques pas, avec un léger sourire aux lèvres que je n'arrive pas à quitter des yeux.

— Suis-moi, on va se balader sur la plage. J'ai atteint mon quota d'alcoolémie pour la soirée.

Je hausse les épaules et le rejoins. Le sable qui s'insinue dans mes baskets est désagréable, mais c'est apaisant d'entendre le son des vagues terminer leur chemin sur la terre ferme. Il n'y a personne d'autre que nous ici et j'ignore si je trouve cela déstabilisant ou réconfortant. Au moins, je n'ai pas à me coltiner la team des super-vilains à son grand complet.

— Comment as-tu connu Sarah ?

Ma sœur ne m'a jamais raconté comment elle s'est retrouvée invitée à cette fête samedi dernier, alors qu'on venait tout juste d'arriver en ville. Son trop-plein de sociabilité m'étonnera toujours, surtout après les dures épreuves qu'on a dû traverser. Peut-être que je devrais prendre exemple sur elle, mais ce serait trop m'en demander.

— Les réseaux sociaux, tu connais ou je dois expliquer à « monsieur je n'ai pas de téléphone » le concept ?

Je lui donne un léger coup d'épaule pour me venger de ce stupide surnom, ce qui provoque un doux sourire sur son visage.

— Ce n'est pas parce que je n'en veux pas que je ne sais pas ce que les jeunes font dessus !

— On dirait un vieux à t'entendre...

Il n'a pas tort. Peut-être que j'ai grandi trop vite. La cruauté de ce monde m'a arraché l'innocence de ma jeunesse à laquelle je me raccrochais tant. Je souriais souvent, à l'époque, jusqu'à ce que je perde goût à la vie. Seule Sarah m'a aidé à tenir debout.

— Elle a posté un message sur le groupe Facebook de l'université, précisant qu'elle venait d'arriver en ville et cherchait un bon plan pour faire la fête avant la reprise des cours. Je me suis dit que ça pouvait être cool de l'inviter. Je n'avais pas prévu que les choses dérapent autant...

Tiens, c'est la première fois que je note un semblant de regret par rapport à ce qu'il s'est passé. Kilgrave fait de gros efforts ! Je ferais mieux de me méfier, peut-être que comme ce super-vilain, il essaie de me manipuler ! D'accord, il faut que j'arrête de mater des séries.

— Pourquoi ta copine est venue à la soirée sans toi ?

Cette question soudaine me fait avaler m'a salive de travers et m'étouffer. Il m'observe d'un air curieux alors que je tente de calmer ma toux et récupérer une respiration correcte. Putain, il croit vraiment que Sarah est ma meuf ! L'espace d'un instant, j'hésite à l'orienter dans cette direction, pour voir si cela changera quelque chose, mais les mots sortent plus vite que mes pensées.

— Peut-être parce que ce n'est pas ma copine, mais ma petite sœur.

Ses yeux s'écarquillent, comme s'il venait d'entendre la révélation du siècle, puis c'est à son tour de s'étouffer avec une boisson imaginaire. À croire qu'on s'est passé le mot ce soir.

Primitif [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant