14/ Craindre le pire et avoir raison

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— Bien, vous êtes tous présents ? Ce soir, vous avez été engagés pour servir lors de la réception que Le Duc de Heresfordshire, Lord Greenday, organise pour les fiançailles de son fils aîné. C'est un jour important pour cette illustre famille. Les valets feront le service dans la salle principale. Les bonnes seront en cuisine et dans l'arrière salle. Votre travail comme votre tenue doivent être irréprochables. Lady Greenday est extrêmement exigeante quant au service dans sa maison. L'agence nous a vanté votre excellence. Nous espérons que vous serez à la hauteur.

Jane se tient à l'arrière du groupe de bonnes. Le discours de l'intendant l'a légèrement énervée. Pas la substance. Évidemment que tout doit être irréprochable. L'ensemble des domestiques sait qu'il joue son avenir dans la profession sur chaque réception. Un seul faux-pas, et ils seront sans emploi. Non. La substance est bien réelle. C'est plutôt le ton employé pour leur asséner cette vérité qui la dérange. Il leur a parlé comme s'il faisait partie de cette famille. Comme s'il en avait été un membre à part entière. Alors que tout le monde sait très bien que même un bon intendant n'est pas irremplaçable.

Quoi qu'il en soit, elle est heureuse d'entendre qu'elle ne sera pas dans la salle principale pour le service. Car même si elle arrive à se convaincre parfois que son gentleman mystère n'était peut-être que de passage à Londres, si elle se trompe, il y a de grande chance qu'il soit présent ce soir. Tout le gratin et la crème de la crème y sera. Un vrai festin de riches et somptueuses étoffes, de bijoux et de joyaux étincelants. Elle va en prendre plein les yeux. Elle a même amené avec elle un peu de papier et un crayon pour croquer quelques robes si elle en trouve le temps. Sinon, elle les fera de mémoire. Emma sera enchantée.


La musique couvre à peine les voix qui proviennent de l'immense salle de bal de la demeure du Duc. Jane s'active sur la confection des plateaux que les valets emportent aussitôt pour garnir les tables de buffet. La jeune femme se demande comment tous ces gens bien nourris peuvent autant avaler en une soirée. Et elle ne parle pas que de nourriture. Les bouteilles défilent elles-aussi à une vitesse effarante.

— Mesdames ! Il me faut deux bonnes immédiatement pour le service dans la salle. Nous avons un valet indisposé et un autre dont l'uniforme n'est plus présentable.

Tout le monde s'est figé tandis que l'intendant scrute la petite troupe de bonnet blanc.

— Vous et vous ! dit-il finalement en désignant une jeune femme blonde répondant au doux nom de Rosamonde et... Jane.

Cette dernière voudrait protester. Il y a d'autres bonnes qui seraient bien plus efficaces qu'elle, mais elle se doute que ce serait mal perçu. Elle se demande un bref instant ce qui a pu motiver la décision de l'intendant. Pourquoi Rosamonde et elle ? Et puis elle voit les tabliers tachés. Les bonnets de travers. Les visages fatigués. C'est que cette réception est intense pour tout le monde. Il a choisi les deux moins défraîchies.

En passant dans le couloir, elle voit les deux valets incriminés. L'un d'eux arbore une immense tache de vin sur son plastron et l'autre se frictionne la mâchoire. Un invité aviné a dépassé les bornes, manifestement. Jane soupire et appréhende. La réception lui fait l'effet d'être une fosse aux lions où tout peut arriver. Même le pire. Surtout le pire.


La jeune femme dépose le plateau lourdement chargé de petits sandwichs sur le chariot prévu à cet effet. Rosamonde s'est occupée du plateau de verres. Elle a plus d'expérience que sa compagne et maîtrise à la perfection ce genre de service haut de gamme. Elle répartit de manière élégante sur la table les précieuses coupes de cristal. Puis fait disparaître celles qui traînent ici et là.

Jane se contente de remplacer les plats vides par ceux du plateau. Elle empile la vaisselle sale et s'apprête à repartir lorsqu'elle croise brièvement un regard. Une regard qu'elle aurait préféré ne pas croiser évidemment.

Le gentleman est immobile parmi un groupe d'hommes qui discutent. Il a détourné la tête et répond à un autre interlocuteur. Parmi eux, Jane reconnaît aussitôt le Duc et son fils. Mince ! C'est bien sa chance ! Non seulement son mystérieux gentleman n'est pas de passage, mais en plus il n'est sans doute pas n'importe qui. Elle va payer cher son effronterie. Mais peut-être ne l'a-t-il pas reconnue ? L'espoir fait vivre, dit-on.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant