Le mysticisme

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Je sors de ma poche le cliché du garçon et je le décortique à nouveau. Il est légèrement abîmé. L'enfant porte une tunique blanche avec des bandes de tissu marron. C'est un accoutrement qui ne reflète pas la richesse. Il a un teint mat contrairement au mien. Après plus de douze heures de voyage, mon syndrome de Raynaud réveillé, je n'ai qu'une hâte, retrouver ma maison et après une bonne sieste réparatrice, je savourerai les paysages grandioses de cette partie du Brésil. En fin de compte, j'ai dormi quatorze heures d'affilée. Heureusement que la rencontre avec le grand chef Adriel Barrabé n'est qu'après-demain. C'est lui qui a repris le flambeau de la gestion des terres sur place. J'ai le temps de revoir tous les détails de ma stratégie et m'entraîner à voix haute afin de tenir un discours de circonstance. Je dois rester ferme et maître de mes émotions. Ne pas me laisser envahir par les arguments de cet homme.

Le jour J, je suis apprêté comme le grand faiseur d'affaires que je suis depuis de nombreuses années. Nous nous retrouvons au cœur des champs sur lesquels huit cent cinquante-neuf arbres sont abattus en une minute et cela plusieurs fois par jour sur mon ordre. J'aperçois l'homme au loin, j'avance d'un pas certain jusqu'à lui. Je fais mon plus large sourire et je lui tends ma main droite, il a une sacrée poigne, elle est aussi froide que la mienne. Son regard ne m'est pas inconnu, c'est étrange. Plus je lui parle, plus je le regarde et plus je perds le fil de ce que j'avais prévu de dire. Il m'écoute patiemment. Lorsqu'à bout de souffle je m'arrête, il prend la parole :

_ Ma mère est venue s'éteindre ici, mais avant elle m'a donné naissance au pied d'un arbre. Elle est morte en couches, elle était gravement blessée : accident d'hydravion. C'est un passager encore en vie qui l'a secourue et qui nous a emportés vers le village qui est devenu le mien. Je suis né prématuré. Le peuple des Piripkura m'a soigné, éduqué et nourri. C'est mon père qui s'est mis à la sorcellerie qui a envoyé par sa pensée ma photographie dans la boîte à bijoux de notre grand-mère. Nous avons alors découvert que tu existais et qui tu étais. Nous t'avons contacté pour que tu sauves le peu d'arbres qu'il reste ici. Maman s'est réincarnée dans l'un d'eux, grand-père m'a montré lequel. Je suis ton frère, Albert. Maman ne savait pas qu'elle était enceinte, elle a fait ce qu'on appelle un déni de grossesse. Je te cherche depuis que j'ai appris que je ne suis pas le fils biologique du chef de la tribu et te voilà, te voilà enfin !

Il me serre très fort dans ses bras, je sens ses mains froides sur mon dos courbé par le choc provoqué par l'émotion. Mon front se relâche, se pose sur son épaule et mes larmes coulent. Elles coulent sur la souffrance. Celle du temps perdu, celle de la vie sacrifiée pour de mauvaises raisons, il n'y en a pas de bonnes et il n'y en aura jamais. Il se passe quelque chose en moi, je le ressens et apparemment en lui aussi puisque nous nous éloignons au même moment l'un de l'autre, nous nous regardons, l'étonnement et la joie s'entremêlent dans nos yeux. Adriel m'invite à me rapprocher de l'arbre qui contient ma mère et devant qui, il y a cinquante-huit ans, mon petit frère est apparu. J'ai l'impression que chaque zone d'ombre qui entourait mon existence s'estompe, tout s'éclaire. Il me raconte son enfance, sa famille adoptive, son amour pour ses terres et puis sa rencontre avec la mère de ses enfants.

_ Tu as combien d'enfants ?

_ Cinq fils ! Viens, je vais te les présenter ! Ils seront si contents de rencontrer leur oncle.

Je le suis comme dans un rêve. J'ai complètement effacé les raisons de ma venue. Silencieusement, je me répète en boucle : je suis l'oncle de cinq garçons, je suis le frère d'Adriel.

Notre arrivée au village était prévue. Il y a des pancartes parsemées de-ci de-là. Je lis ces mots : « Bienvenue à ton frère ALBERT MALTER » et encore : « Longue vie à nos ARBRES ! » Les villageois sont tous sortis de leurs malocas. Ce sont de grandes maisons communautaires. Ils nous sourient et nous saluent de la main, je pourrais croire que j'arrive directement des nuages tellement ils ont l'air heureux de me rencontrer. Nous nous dirigeons vers une allée bordée de tables remplies de victuailles qui ont l'air délicieuses, elles tombent à pic, je commençais à avoir faim. Adriel me présente à sa femme et ses fils. Je ne sais plus où donner de la tête. Ils me posent tout plein de questions, notamment sur l'avenir des arbres. J'élude. Ce qui n'empêchera pas ma belle-sœur de revenir sur le sujet un peu plus tard. C'est à ce moment précis que Clara m'est revenue à l'esprit. Réussissant à trouver un moment pour moi, je l'ai appelée.

_ Bonjour Mademoiselle Labay, c'est Albert Malter.

_ Bonjour Monsieur Malter, comment allez-vous ?

_ Je vais très bien. C'est une longue histoire, mais sachez que j'ai retrouvé le garçon de la photo. Il s'agissait bien de mon frère.

_ C'est la première fois qu'un client me devance ! Je suis très heureuse pour vous. Vous l'avez retrouvé comment ?

_ En fait, c'est lui qui m'a retrouvé. C'est le chef d'une tribu qui vit sur les terres où poussent les arbres que j'avais fait couper. Son père adoptif a un don. Il a découvert où je vivais et a fait en sorte que mes yeux tombent sur le visage immortalisé de mon frère. D'ailleurs, ils ont communiqué avec ma mère décédée. Je compte profiter de leur rituel pour échanger avec elle.

_ Monsieur MALTER ! Vous vous moquez de moi ?!

_ Non, Clara, je ne me moque pas de vous. Afin que vous puissiez vous en rendre compte, je vous propose de nous rejoindre. Je vous réserve des billets d'avion, c'est d'accord ? Vous seriez disponible quand ?

_ Je n'en crois pas mes oreilles...

_ Je vous laisse réfléchir dans ce cas. Revenez vers moi dès que vous avez pris votre décision. Au revoir, Clara. J'espère à très vite...

Ces retrouvailles avec l'âme de ma mère et puis, cette rencontre avec mon frère, mes neveux, ma belle-sœur me donnent des ailes. Soudain, je me crois invincible. Faire la cour à Clara Labay : voici mon nouveau projet et c'est très sérieux. J'en parle à Adriel qui me propose d'interroger son père qui lance les pierres. Je ne connais pas cet art qui se nomme la lithomancie et qui permet de lire l'avenir. J'accepte et j'en profiterai pour lui demander d'entrer en contact avec notre mère. Même si j'étais bébé quand c'est arrivé, j'ai toujours senti un vide et peut-être qu'échanger avec celle qui m'a donné la vie pourrait le combler. Nous retournons sur nos pas accompagnés cette fois-ci du père de mon frère. Devant l'arbre en question, celui-ci se met à parler dans un dialecte que je ne connais pas. Ses incantations avec l'au-delà sont excitantes, chantantes, entraînantes. Une énergie ne tarde pas à se manifester. Le vent se lèvre d'un seul coup, les feuilles de l'arbre volent et se posent au sol en formant une flèche. Je n'en crois pas mes yeux. C'est sans méfiance aucune que prenons la direction qu'elle nous indique et que nos pas se dirigent vers mes champs. Une voix se fait entendre dans ma tête, elle susurre :

_ Tu marches vers ton destin, tu dois lui faire confiance. C'est moi qui l'ai mise sur ton chemin.

La voix de ma mère... des frissons me parcourent. Un sentiment de sécurité et de soulagement m'atteint. Mes yeux se rétrécissent. Au loin, je vois une silhouette qui me dit quelque-chose... Adriel suit mon regard et me demande si je la connais. « Oui », je lui réponds comme un robot. C'est Clara. Son large sourire, ses yeux qui pétillent, elle ne regarde que moi. Mon pas s'accélère. J'ai le temps de la détailler de la tête aux pieds. Elle porte une petite robe blanche courte qui la met en valeur et des sandales argentées. Il n'y a pas à dire, cette femme a beaucoup de classe. Je me rapproche d'elle, ma main attrape la sienne qui ne se dérobe pas, je sonde son regard.

_ Ce décor est magnifique ! Je comprends tout maintenant, Albert, chuchote-t-elle.

_ Moi ce que je comprends, c'est que j'ai la plus belle femme du monde devant moi et que je ne compte pas la laisser repartir de sitôt ! Viens, je te présente à ma nouvelle famille.

Nous rejoignons les deux hommes qui nous ouvrent leurs bras vers une nouvelle existence dont nous ne savons rien.

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⏰ Last updated: Sep 23, 2022 ⏰

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