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[La nuit je mens.]

— Loïs, t'es où ?

Je ne saurais dire si mes mots l'ont atteint avant que la tonalité ne se fasse entendre, mais immédiatement un autre genre de son, celui du carillon de l'entrée me parvient. Ben, d'une allure déterminée, serpente entre les tables et les clients pour se planter devant moi. D'un geste nonchalant, sa casquette bascule vers l'arrière et ses manches se plissent jusqu'aux coudes.

— Alors, c'est le grand jour ?

Le grand jour, c'est peu dire, en fait c'est plus que ça pour moi. J'aimerais lui montrer mon plus beau sourire, je pourrais même siffler et sautiller sur place comme quand j'entends les premières notes lors d'un concert ou encore rugir férocement, mais au lieu de ça, je me contente de lui offrir un rapide oui. Ben paraît comprendre que je mesure ma joie pour épargner les émotions plus ambivalentes de Tom, mais cela ne l'empêche pas de me gratifier d'un clin d'œil complice, tout en m'informant que José semble attendre le déluge au milieu de la rue.

Ce matin, quand je suis arrivée à neuf heures au café, Tom se dandinait gaiement sur la musique du générique de sa série préférée, puis quelques minutes plus tard, il grommelait des choses qui auraient pu s'apparenter à des sortilèges maléfiques lorsque sa machine à moudre le grain s'est bloquée. La seconde suivante, quand un gamin du quartier est arrivé, Tom improvisait un concours de grimace. Dire qu'il est d'une humeur changeante serait sans doute un euphémisme, toujours est-il qu'il passe de l'euphorie à l'abattement en un rien de temps.

Il est vrai que ce déménagement marque bien plus d'un tournant. Le sien, celui de pouvoir transformer son café conformément à ses rêves, un peu comme poser une nouvelle pierre et propulser son commerce dans l'après. Le mien, celui de parvenir enfin au jour où je peux réunir toutes mes affaires dans un seul et même endroit que j'appellerais chez moi. Le nôtre, celui de laisser un pan de notre passé derrière nous pour mieux nous concentrer sur l'avenir.

En nous levant à la première heure ce matin, Alex et moi avons entrepris de tout mettre en œuvre pour nous faciliter le déménagement. Je tenais à déplacer les meubles de Lucie pour me réapproprier l'espace.

Je m'imagine déjà pouvoir recevoir quelques amis à boire, tous réunis autour d'une table basse, confortablement installés dans mon canapé – anciennement le lit de Lucie – et mon fauteuil. Je rêve déjà de pouvoir parcourir du bout des doigts les tablettes de mes nouvelles vieilles étagères en bois, remplies de tous mes disques, afin de choisir quelle histoire je veux revivre.

Alex est d'ailleurs en train de tout faire pour que mon rêve devienne réalité en finalisant le montage de mes rayonnages pendant que je suis ici à préparer le début du déménagement. C'est son idée, il a tenu à rester dans ma chambre le temps que Ben et José arrivent. Je crois qu'il ne veut pas s'imposer, surtout aujourd'hui, par respect pour Tom. Mais à présent que Ben s'agite devant moi et que José rôde dans la rue, nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses.

À cette simple idée, mes poings se crispent d'excitation. Est-ce que je vais ranger mes disques comme je l'ai toujours fait, par écoute et tranche de vie ? Ou est-ce que je vais enfin parvenir à les classer par ordre alphabétique ? J'imagine que je vais rester enfermée pendant des jours dans ma chambre, je crois bien que je risque de devenir casanière maintenant.

— Loïs, on commence ? me demande Ben alors que je suis perdue dans mes pensées.

Nous commençons à faire des aller-retour avec le diable pour monter les disques. Il aura fallu faire cinq voyages en duo avec mon barman préféré, pour voir mes caisses de vinyles empilées au milieu de la pièce. Ben et Alex ont soutenu le fauteuil jusque dans ma chambre pour le placer dans mon nouveau salon et ils sont à présent face aux jukebox en train de le jauger, comme on pourrait le faire avec un adversaire évoluant dans la catégorie supérieure.

Folie toujoursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant