Chassé, exclu, abandonné

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NICK

Love Actually, c'est notre film préféré par-dessus tout. Il est sorti il y a un an, peut-être un peu plus, et on l'a déjà vu dix fois, en mangeant des glaces. Surtout quand Pauline était malheureuse après s'être fait plaquer par son mec, que je détestais... Un pharmacien dont j'ai oublié le nom.

Visiblement, ma belle a suivi le cheminement de mes pensées :

—Cela me rappelle Max, elle soupire en insérant le disque dans le lecteur.

Voilà. Toujours sûr de lui, pédant. J'en vois tellement au boulot, des types dans son genre, que je ne les supporte plus une fois la porte du cabinet refermée.

Plus tard, alors qu'on est avachis sur le canapé et que Hugh Grant esquisse des pas de danse, un peu à l'étroit dans son costume de Prime Minister, Pauline lance :

—Tiens, ta mère a appelé.

Ah ?! Je lui jette un regard craintif. Ce n'est jamais une bonne nouvelle.

—Elle voudrait te voir. Pour dialoguer.

Cela fait dix ans qu'elle veut "dialoguer", ma chère maman. Depuis que j'ai annoncé mon homosexualité, que mon père a manqué d'en avoir une crise cardiaque et que j'ai été relégué au rang de paria dans la famille. Dialoguer, pour elle c'est me convaincre d'épouser Pauline "puisqu'on s'entend si bien". Me faire miroiter la vie parfaite de ma sœur aînée.

Chloé a trois enfants, un mari épousé à la vingtaine. « Elle s'épanouit, tu vois », croit bon de me préciser celle qui m'a donné le jour, à chacune de nos rencontres furtives, dans des restaurants anonymes.

Sans comprendre que cet épanouissement-là m'est interdit, à moi.

Tout comme il m'est interdit aussi, depuis dix ans, de remettre les pieds dans la maison familiale. Le mariage de Chloé, le baptême de ses chérubins, tous ces événements familiaux ont eu lieu sans moi.

— Tu devrais t'estimer heureux que je ne te coupe pas les vivres, avait souvent râlé mon père quand j'avais tenté de m'insurger contre un traitement que j'estimais injuste.

J'étais un bon fils, pourtant. Un gamin paisible avec de bonnes notes à l'école. J'avais rendu mes parents fiers avec mes ambitions de futur avocat jusqu'à ce que je leur annonce que j'étais amoureux.

FLASHBACK – Dix ans plus tôt

3 juin 1994. Je viens d'avoir 20 ans, et je termine ma deuxième année de fac à Angers. La prochaine rentrée universitaire, je sais déjà qu'elle se fera à la Sorbonne. Paris m'attire, c'est là que tout se passe.

Ce soir-là, c'est ma 10ème leçon de conduite mais je mélange toujours les pédales. Heureusement, Matthieu, mon moniteur, est plutôt patient.

—Ralentis un peu, me guide-t-il quand nous entrons en centre-ville.

Devant moi, un camion poubelle. J'arrive trop vite sur l'allée principale, le volant tremblant sous mes mains.

Le regard inquiet, Matthieu place ses pieds sous les pédales de contrôle.

—Nick ! Ralentis, s'il te plaît !

Paniqué, les joues rougies, je finis par écraser le frein et la voiture s'arrête à quelques centimètres du camion. Heureusement, aucun blessé ni dégât matériel et à cette heure-ci, la rue était pratiquement vide.

Un petit homme d'environ 50 ans, à la peau noire et au costume vert des éboueurs, sort du camion et tend son poing vers la voiture. Je n'ai pas ouvert la fenêtre pour l'entendre, et dans le brouillard qui m'entoure, je vis la scène comme un rêve silencieux.

Un coup de pied dans la fourmilièreWhere stories live. Discover now