Prologue

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Il ne faut qu'une poignée de secondes pour que l'odeur de la fumée ne nous parvienne.  Âpre, envahissante. Malgré le bandana couvrant le bas de mon visage, une sensation de gêne emplit ma gorge et me fait tousser. Les larmes aux yeux, le bras levé pour me protéger des cendres volant partout, je jubile. Quand les premières flammes apparaissent derrière les vitres, j'ai envie de sauter de joie et oublie ma trachée irritée. Enfin, ils vont avoir ce qu'ils méritent ! Un peu plus loin, Eduardo et Jake lèvent les bras au ciel, une bouteille à la main, gesticulant et chantant sous la lune. Moi, je me contente de sourire, savourant ma vengeance.
Soudain, un hoquet de stupeur suivi d'un faible gémissement s'élève, douchant mon enthousiasme. Mon sang se glace dans mes veines et mon cœur s'arrête.

Juste quelques secondes. Puis il reprend sa course folle, menaçant de faire exploser ma cage thoracique. Je voudrais l'ignorer. Je pourrais ne pas me retourner et prétendre que je ne l'ai pas entendue. Mais à l'instant où je tourne la tête et distingue une petite silhouette au bord de la piscine, ma joie laisse place à la terreur. Elle ne devait pas être là. Elle ne faisait pas partie de l'équation. J'hésite un instant, incapable de prendre une décision. M'avancer vers elle ? L'ignorer ? Lui hurler dessus pour qu'elle dégage ? Quand une explosion me fait courber le dos, dans un geste purement instinctif, mon cerveau reprend le contrôle et mon corps se met en branle.
Toujours plié en deux, je cours vers l'enfant et, sans réfléchir, la prends dans mes bras et m'éloigne rapidement. Elle ne bronche pas. Ne crie pas, n'essaie même pas de se débattre. Non, elle s'accroche à moi, sanglotant et reniflant. Elle cale son visage dans le creux de mon cou, agrippant son doudou un peu plus fort. Mais elle ne prononce pas un mot. Et quand je la pose à terre, quelques mètres plus loin, elle pousse un petit couinement, comme un cri de panique à l'idée de lâcher ma veste.

Pieds nus, tout juste vêtue d'une chemise de nuit Barbie, elle doit sans doute mourir de froid. Alors, sans y réfléchir, j'ôte mon pull. Je me fiche bien qu'elle voie mon t-shirt, qu'elle touche le logo à l'effigie d'un groupe de rock des années 80. Avec douceur, je l'enveloppe dans le vêtement bien trop grand pour sa frêle silhouette et m'agenouille face à elle, prenant enfin le temps de la détailler. Elle n'est pas grande, chétive et ne doit pas avoir plus de six ou sept ans. Que faisait-elle toute seule dans le jardin au milieu de la nuit, bon sang ?

— Eh, petite, regarde-moi.

Elle détache son regard des flammes et le plonge dans le mien. Une fois encore, mon rythme cardiaque a des loupés. L'enfant a le regard le plus énigmatique qu'il m'ait été donné de voir : ses iris ont une teinte proche du turquoise, rappelant ces mers lointaines que l'on voit dans les magazines. Il y a quelque chose d'envoûtant dans sa façon de me fixer. Elle n'analyse pas mes traits, ne cherche pas à savoir qui je suis. C'est comme si elle se fichait bien de mon nom ou même de ma présence. Au bout de ce qui me paraît durer une éternité, elle passe une de ses mèches blondes derrière son oreille, en reniflant.

— Tu vas me faire du mal, à moi aussi ? finit-elle par demander.

Incapable de répondre, je reste interdit, la dévisage, tout en cherchant à comprendre le sens de ses paroles. Soudain, les éléments se mettent en place dans ma tête. Et alors qu'une envie de vomir me vrille l'estomac, j'entends la voix d'Ed résonner dans mon dos.

— Link ! Mec, qu'est-ce que tu fous ?

Mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure. Oh, pas que je m'inquiète que la gamine entende quoi que ce soit me concernant. Non, je commence surtout à flipper à l'idée que la maison n'était peut-être pas si vide qu'on le croyait. Qui laisserait une gamine si jeune, seule, dans une grande propriété, au milieu de la nuit ? S'ils ne sont pas présents, ses parents ont sans doute une armada de nounous ou de domestiques prêts à lécher les pieds de leur enfant chérie, non ? C'est ainsi que ça fonctionne, chez ces salopards de bourges : ils ne font rien par eux-mêmes, préférant déléguer à de quasi-esclaves les tâches dont ils ne veulent pas s'encombrer.
Au moment où les mecs accourent à mes côtés, je n'ai toujours pas lâché les épaules de la gosse. Le visage également couvert, ils se figent et ouvrent des yeux ronds en avisant la gamine.

— Merde, c'est quoi, ça ? crache Ed.
— Qu'est-ce que t'as foutu, mec ! braille Jake.

Sourd aux reproches de mes deux meilleurs potes, je me concentre uniquement sur la petite fille. Je relève ma capuche sur sa jolie tête blonde et lui dicte des consignes.

— Eh, écoute-moi. Tu vas t'asseoir ici et attendre. Les pompiers ne vont...

Au loin, on peut déjà entendre les sirènes et les premiers reflets bleus des gyrophares illuminent la nuit.

— Grouille, on va se faire choper, hurle Jake en me tirant par le t-shirt.

Mais je refuse de bouger. Merde, elle a juste besoin qu'on la rassure !

— Les secours vont arriver. Ne bouge pas de là, ok ?
Elle hoche le menton, son regard étrange accroché à Ed. Elle serre son satané doudou avec l'énergie du désespoir, comme s'il pouvait lui servir de bouclier contre mon ami.

— Putain, mec, bouge ! On n'en a rien à foutre de cette gosse !

Eduardo beugle, submergé par le stress et l'adrénaline. Moi ? Je suis terrifié. Si cette petite fille était dans la maison, combien d'autres personnes s'y trouvaient ? Putain... Soudain, les premiers véhicules gravissent la colline et mon estomac se noue un peu plus. Il ne faut pas qu'on nous trouve ici.

— Ne bouge pas. D'accord ? murmuré-je une dernière fois.

Elle secoue à nouveau la tête, sans rien dire. Elle s'accroupit sur le sol, disparaissant presque sous mon sweat bien trop grand pour elle. C'est sans conteste la pire idée que de le lui laisser. Et s'ils remontent jusqu'à moi, grâce à ça ?
Peu importe. Demain, je serai déjà loin. Le convoi doit se rendre à Joliet au plus vite et, en tant que proche du fils du prés', j'ai été autorisé à faire partie du voyage. Alibi en béton. Et puis de toute façon, qui se souciera de retrouver le fils de feu Gary Coleman ? Tout le monde se fiche bien de ce que je peux devenir, dans cette bourgade pourrie. Ils me détestent tous, par principe. Alors un peu plus, un peu moins...
Ouais, mais cette fois, c'est toi qui as déconné.
Toi qui as du sang sur les mains.

Wild Phenix [Sous Contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant