Chapitre 1 - partie 2

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Parce qu'à peine avons-nous passé la porte du diner que les conversations se tarissent et les têtes pivotent dans notre direction. Les yeux s'arrondissent, les bouches s'entrouvrent. Nous pensions passer inaperçus ? C'est raté ! Toutefois, aucun de nous ne réagit face aux regards insistants. Le dos droit et le torse bombé, nous choisissons une table, nous installons, avec un naturel qui trahit l'habitude. Et en fin de compte, quelle que soit la ville, quel que soit le resto, on fait toujours tâche. Les locks de Brain, son air de bouledogue, les piercings de Lash ou encore les volutes et les dessins qui couvrent ma peau ont cet effet magique sur le reste de la population : nous suscitons la peur. Cerise sur le gâteau, le cuir que nous portons fièrement, été comme hiver, dès l'instant où nous devenons prospect et ce, jusqu'à notre mort, achève de coller des frissons au commun des mortels. Estampillé aux couleurs de notre MC, couvert de symboles retraçant nos faits d'armes, nos victoires comme les acronymes les plus chers à nos cœurs, il est le symbole de notre appartenance au groupe. Et soyons honnêtes : si le bruit de nos moteurs fait tourner les têtes, ce sont sans aucun doute nos blousons qui marquent les esprits.

Moi, ça fait bien longtemps que je ne m'intéresse plus aux regards lancés par des guignols engoncés dans leur « bien-pensance ». Ces œillades à la dérobée, ces chuchotements, j'y suis habitué. Je les connais. Peut-être qu'en y regardant de plus près, je pourrais reconnaître certains des visages qui m'entourent. Nous sommes à moins de vingt miles de Sunnyside, dans un établissement bien connu des bûcherons et cultivateurs du coin. Situé à bonne distance de la ville, il a le mérite d'échapper aux radars des bourges coincés. Ici, pas de nappe blanche ou de jolis tasses en porcelaine, comme on en trouve dans le salon de thé de Winnie, à l'angle de la place. Pas de thé non plus, d'ailleurs. Non, juste un café infâme, préparé par Regina et une carte plutôt minimaliste. Des œufs, des pancakes ou des burgers, c'est tout ce que Jeffrey, le mari de la plantureuse blonde, sait cuisiner.

Sifflotant un air de musique pop à la mode, ladite serveuse s'approche de notre table, un calepin à la main et un crayon virevoltant entre ses doigts.

— Bonjour, mes mignons. Qu'est-ce que je peux vous servir ?

Se calant un peu plus dans son siège, Lash lui offre son plus beau sourire.

— Un latte macchiato, une assiette de...

— Lash, grondé-je tout bas. T'avais dit juste un café.

— Rhoo merde ! J'ai faim, moi ! Et puis je croyais qu'on était proches de la ville.

Calant son point sur sa hanche, Regina confirme :

— C'est à Sunny que vous vous rendez ? Ouep, vous y serez en un rien de temps. Surtout avec de si jolies bécanes.

Je baisse le nez sur mon menu, espérant échapper au radar de la patronne. Je laisse mon regard courir sur les noms des plats que je connais par cœur, retrouve même cette petite faute dans l'orthographe d'un des plats. Les plaquettes n'ont pas changé, en dix ans. Je prie en silence pour que moi j'aie assez changé pour qu'elle ne me reconnaisse pas. Mes cheveux sont plus courts, ma carrure définitivement plus imposante. Est-ce qu'elle retrouverait le gamin paumé sous les tatouages et la mine patibulaire ? Sans doute pas. Néanmoins, je préfère ne pas tenter le diable.

Lash termine sa commande, Brain demande un café et m'en propose un. J'accepte d'un mouvement de tête, sans lever les yeux. Aussitôt, la voix de Dino résonne dans mon cerveau embrumé. Pour la politesse, on repassera ! me houspille mon président. Peu importe. D'une, il n'est pas là. De deux, il ne fallait pas me forcer à revenir dans ce bled pourri.

La quinqua s'éloigne après avoir griffonné sur son calepin. De sa démarche chaloupée, elle traverse la pièce, pleine d'assurance et de joie de vivre. Elle répond aux sollicitations, rit à une blague, note une ou deux commandes. Lorsqu'elle est assez loin pour ne plus nous accorder la moindre attention, je soupire de soulagement et m'avachis sur la banquette élimée. Scrollant sur son portable, l'air de rien, Brain souffle :

Wild Phenix [Sous Contrat d'édition]Where stories live. Discover now