Chapitre 4 - partie 1

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Ink

Il y a des journées bien pourries. Celles qui, dès le réveil, partent en vrille et vous laissent deviner qu'avant le coucher du soleil, une merde incommensurable va vous tomber dessus et vous faire regretter d'être venu au monde. Clairement, ce vendredi est à noter dans les annales. Si je pensais avoir touché le fond de la connerie humaine avec le banquier, rien ne m'avait préparé à ce qui nous attendait dans le bureau de maître Altmeyer.
Première surprise ? Au lieu d'un énième quinquagénaire bedonnant, nous sommes accueillis par une jeune femme brune, élancée, au sourire ravageur qui, j'en suis certain, a fait mouche auprès de Lash. Bombant le torse, ce grand dadais dévore la jolie avocate du regard tandis qu'elle se présente.

— Monsieur Coleman, je suppose ? Ravie de vous rencontrer. Je suis Freya Altmeyer. Monsieur Stanford m'a informé de votre venue. Si vous voulez bien me suivre.

Elle traverse le hall, sans plus de cérémonie. Pas d'allusion à nos têtes de repris de justice ni de réticence sur la présence de Lash et Brain. Sans doute a-t-elle été briefée par Dino ? Peu importe. Parce qu'au moment où je pénètre dans le bureau, plus rien d'autre ne compte : ni la manière dont Lash bombe le torse pour impressionner la miss, ni le grondement sourd émis par Brain, visiblement agacé par l'attitude puérile de son pote. Je ne m'extasie pas sur les nombreux diplômes accrochés sur le mur de droite ou les lourdes planches de bois sombres ployant sous le poids de dizaines de livres reliés de cuir qui couvrent le mur de gauche. Non, toute mon attention se focalise sur la silhouette gracile postée au milieu du bureau. Moulée dans un tailleur sombre laissant deviner des formes affriolantes, ses boucles blondes à présent relevées en chignon sage, la demoiselle se tourne vers nous au moment où nous entrons. Et mon sang se glace.
La jeune femme plantée au centre de la pièce a un visage poupin, presque angélique : une bouche appétissante, un nez fin et droit. Mais surtout, deux grands yeux en amandes, bordés de cils épais, aux iris indigo. Cette fois, il n'est plus question de douter. Rain Hamilton est là, face à moi et me toise, une lueur de défi dans le regard. L'espace d'un instant, mes poumons se compriment, ma gorge se noue et mon cerveau se rappelle l'odeur âcre de la fumée. J'entends à nouveau les sirènes au loin, les interjections de Jake et les reniflements de la gosse. Ce n'était qu'une gamine.
Or, je dois bien avouer que la petite fille a bien grandi. En dix ans, elle s'est muée en une jeune femme séduisante, éveillant en moi des pulsions inadaptées. Bordel !
La voix de maître Altmeyer coupe court à l'instant de grâce. Rain rompt le contact visuel pour se concentrer sur l'avocate.

— Si vous voulez bien tous vous asseoir, je vais vous exposer les faits qui nous rassemblent tous ici aujourd'hui.

Moment de gêne. Face au lourd bureau en merisier, sont alignées trois chaises. Sans hésiter, Rain choisit la chaise la plus proche. La logique voudrait que je choisisse le siège à côté du sien. Pourtant, je reste là, debout, comme un con, incapable de m'approcher d'elle. Maître Altmeyer arque un sourcil, m'adresse un signe d'encouragement du menton, mais c'est finalement Brain qui sauve la situation. Il se pose aux côtés de Rain, me laissant la possibilité de m'installer au bout de la rangée tandis que, comme à son habitude, Lash se contente de surveiller nos arrières, le dos contre le mur. Mes fesses ont à peine effleuré l'assise que l'avocate reprend :

— Bien, tout d'abord je vous remercie d'être présents ce matin. Si nous sommes réunis, c'est parce que miss Hamilton a aujourd'hui dix-huit ans révolus et que, selon les volontés émises par sa mère, elle était jusque-là sous la tutelle de son oncle, monsieur Lyle Stanford, représenté ce jour par monsieur Coleman.

À deux chaises de là, Rain se tend, presque imperceptiblement. C'est quoi, son problème ? Moi ou le fait que son oncle se soit pété une jambe et ne puisse pas monter à moto ? Brain se penche en avant, pose ses coudes sur ses genoux, dégageant ainsi la vue sur le profil de la belle. Lèvres pincées, dos bien droit, menton relevé... Ouaip. Elle a l'air contrariée. Petit détail qui n'échappe pas à la juriste, qui croit utile de préciser :

— Cette situation est certes inhabituelle, mais eu égard à l'état de santé de monsieur Stanford, j'ai accepté de faire une entorse au règlement.

La réaction de Rain ne se fait pas attendre. Elle tourne la tête vers Brain, prête à demander des détails. Or, c'est à mon regard que le sien s'arrime. Elle me fixe, ses iris étranges scrutant mon visage. De la pointe de mes cheveux mal coiffés au piercing ceignant ma lèvre, des tatouages sur mon cou à mes sourcils froncés, elle passe au crible le moindre détail de mon apparence. Ce ne sont que quelques dixièmes de secondes, deux battement de cils pour le reste de l'univers, pourtant, ça suffit pour me décontenancer. Puis, presque aussitôt, elle reporte son attention sur l'avocate.

— Son état de santé ?

Sa voix est hésitante, pour ne pas dire chevrotante. Serait-elle inquiète ?

— Ouais, enfin... il s'est juste pété une jambe. Il n'est pas mourant, non plus.

Les regards convergent dans ma direction. Celui de Brain, excédé, celui de l'avocate, amusée. Quant à Rain, je préfère ne pas savoir ce qu'elle pense. Je ne voulais pas balancer de vacheries sur mon président, mais mince, voir la mine déconfite de la miss et l'air contrit de la brunette, ça m'a saoulé. Réprimant un sourire, miss Altmeyer reprend :

— Quoi qu'il en soit, il n'était pas en mesure de se déplacer. Il a été votre tuteur durant ces dix dernières années, miss Hamilton. Il a fourni tous les rapports de gestion exigés par l'administration, s'est porté garant de votre sécurité et de votre bien-être. Est-ce exact ?

La blonde opine du menton.

— Or, aujourd'hui, vous avez dix-huit ans. Légalement, vous êtes à même de prendre vos propres décisions. Nous sommes donc ici pour mettre fin à la tutelle de monsieur Stanford.

Silence gênant. Rain ne manifeste ni joie ni soulagement. Elle baisse même le nez, fixant le bout de ses chaussures.

— Par ailleurs... vous voilà propriétaire du domaine de vos parents, ajoute l'avocate.

Elle me jette un regard en coin, presque impatiente. C'est le moment où je devrais intervenir. Pourtant, j'hésite. Entre mes mains se trouve le document qui peut faire basculer cette entrevue. D'un simple mot, je pourrais arracher l'héritage de cette fille. Dans ma tête, il s'agissait d'une gamine anonyme, sans doute hautaine et habituée au luxe. Je me serais fait un malin plaisir à lui coller l'acte de propriété sous le nez, heureux de briser les espérances d'une de ces gosse de riches. L'inquiétude qu'elle a manifestée pour Dino, le voile de tristesse dans ses yeux et surtout - surtout - notre précédente et unique rencontre suffiraient presque à avoir raison de ma rancœur envers cette ville. Sans un mot, je me redresse et balance l'enveloppe sur le bureau.

— À moitié propriétaire, argué-je.

L'avocate ne cille pas et s'empare des documents, qu'elle parcourt des yeux avec un demi-sourire.

— Oui, tout me semble en règle, lâche-t-elle enfin.

Puis elle relève la tête vers Rain et amorce une explication :

— Miss Hamilton, je suis au regret de vous apprendre que votre oncle possède la moitié de votre propriété. Votre mère avait établi un testament lui confiant non seulement votre tutelle, mais aussi la moitié des biens de votre famille.

Mes poings se serrent, instinctivement, en attendant les cris de protestation, les larmes, ou les récriminations. Pourtant, les secondes s'égrènent, lentement, sans que la jeune femme ne réagissent. J'ouvre la bouche, prêt à lui demander si elle a écouté ce que l'avocate tente de lui expliquer, mais cette dernière me coupe l'herbe sous le pied.

— Je suis persuadée que votre oncle et vous saurez trouver un terrain d'entente pour que vous puissiez continuer à vivre sur le domaine et...
— Non.

Sa voix tranchante surprend tout le monde. Brain se redresse, Freya Altmeyer se renfrogne et Lash soupire. Moi, de mon côté, je retiens difficilement un rire sarcastique. Enfin, la petite gosse de riche va se rebeller !

Wild Phenix [Sous Contrat d'édition]Where stories live. Discover now