Chapitre 2 - partie 1

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Rain

Une. Deux. Trois. Quatre...
Pour la centième fois depuis que j'ai ouvert les yeux, je dénombre une à une les lattes de lambris en bois blanc au-dessus de mon lit. C'est stupide. Inutile. Pourtant, me concentrer sur cette tâche irrationnelle me procure un sentiment de sécurité. Lorsque je compte, je ne réfléchis plus. Et c'est bien ça, le nœud du problème depuis bientôt une semaine : je gamberge. Je ne dormais déjà pas beaucoup, mais ces sept dernières nuits ont été... Épiques. La faute à cette enveloppe, posée sur mon bureau. Pour l'apercevoir, il faudrait que je relève la tête. Non merci. Peut-être que je peux rester ici indéfiniment ? Prétendre faire partie des meubles, ignorer les réprimandes de Lucinda et ne plus répondre au moindre appel ou aux courriers. C'est dans mes cordes, non ? Ça, c'était bon pour une gamine de huit ans. Cette fois, tu n'es plus une enfant, Rain. Tu dois assumer tes choix.

Les bras en croix, les chevilles nouées, je savoure une dernière fois le plaisir d'être allongée sur le lit qui m'a vu grandir. Avec un soupir de lassitude, je ferme les paupières et inspire profondément. Tu peux le faire. Sortir d'ici, entamer cette journée comme si rien n'allait changer. La bonne blague. Parce que le destin se fout bien de ce que je souhaite. Le temps s'égrène, les heures, les jours, les années défilent. Peu importe que je sois prête ou non. Cette fois, je dois me rendre à l'évidence : mon répit touche à sa fin.
L'estomac noué face à ce constat, je me redresse et balance mes jambes au bord du lit. Comme un automate, je rejoins la salle de bains, prends une douche rapide avant d'enfiler un legging et un t-shirt large. Accroché à la porte de ma penderie, le tailleur sombre choisi par Lucinda me narguerait presque. Menton relevé, je l'ignore avec tout le dédain dont je suis capable. Après tout, mes vêtements sont noirs, non ? Ils sont donc dans le ton. J'éclate de rire, peu convaincue. Il en faudra sans doute plus pour la faire flancher. Et mille fois plus pour tenir tête à Ilya.
À l'évocation de l'homme que je dois rencontrer dans quelques heures, ma gorge se noue et un frisson parcourt mon échine. Déterminée à ne pas me laisser gâcher le début de la journée, j'enfile mes baskets, rassemble mes cheveux en une queue de cheval haute et quitte la pièce sans me retourner. Finis, les regrets ou les doutes.

Lorsque je pénètre dans la petite cuisine, un sourire étire les coins de ma bouche. Musique à fond, les fesses remuant en rythme, Lucinda s'agite devant sa cuisinière, ignorant ma présence. Du moins...

— Ne reste pas plantée là, mi corazon. Sors les tamales du four.

Je me suis toujours demandé comment elle réussissait ce tour de force. Enfant, j'étais persuadée qu'elle avait des yeux derrière la tête. Ou qu'elle avait des pouvoirs magiques. Avec le temps, j'ai compris qu'elle était surtout d'un dévouement sans bornes et si désireuse de prendre soin de chacun des membres de cette famille qu'elle est au fait de tout ce qu'il se passe dans cette maison. Sans me départir de mon sourire, j'attrape deux maniques et m'exécute. Avec prudence, je sors la plaque du four et la dépose sur le plan de travail.

— Malinda... T'en as fait pour un régiment !

La quinquagénaire se tourne, l'air courroucé. Si j'avais espéré l'amadouer en usant du sobriquet affectueux inventé plus jeune, c'est raté !

— Nous recevons du monde aujourd'hui, Rain Hamilton. L'aurais-tu oublié ?

Mon sourire s'efface. Les yeux baissés sur mes mains toujours engoncées dans les gants aux couleurs improbables, je tente de contenir les larmes que je sens poindre. Aussitôt, celle que je considère comme ma mère balance son torchon sur son épaule et traverse la cuisine au pas de charge, pour m'enlacer.

Mi vida. Ne pleure pas.
— Malinda, je...

Il m'est impossible de terminer cette phrase. Pour dire quoi ? Que je ne suis pas d'accord ? Que je refuse de quitter la maisonnette et ses occupants, qu'il est hors de question de prendre la place que l'on m'a attribuée il y a dix ans, juste parce que je ne me sens pas à la hauteur ? Lucinda me câline, me berce et tente d'apaiser mes angoisses.

— S'il avait pu venir, il l'aurait fait.

Dernier coup de poignard. Celui-là, je ne l'ai pas vu venir. Oh, j'imagine qu'elle ne se rend pas compte du mal qu'elle me fait en évoquant mon oncle. Cet homme fort, charismatique et impitoyable, celui qui m'avait promis de toujours défendre mes intérêts. Il l'a fait. Mais de loin. Et alors que je me trouve au bord du gouffre, sur le point de devoir céder aux exigences d'un tyran sans âme, où est-il ?
Je pose un baiser sonore sur la joue de Lucinda, puis me saisis de mon portable et de mes AirPods en essayant de prendre un air enjoué :

— Allez. Assez chouiné.
— Tu ne vas tout de même pas... ronchonne-t-elle.
— Et pourquoi pas ? Il n'est pas 8h. J'ai bien le temps de courir un peu avant de m'habiller. T'en fais pas, ajouté-je avec un air de conspiratrice. Je le mettrai, ton fichu tailleur. Mais avant, je dois éliminer toutes les calories que ta cuisine m'a fait emmagasiner.

Sans attendre sa réponse, j'enfonce les écouteurs dans mes oreilles et quitte la maison par la porte de derrière.

Alors que j'avale les miles, je me remets à cogiter. Malgré tout l'amour qu'elle me porte, Lucinda n'a guère le choix : qu'elle le veuille ou non, elle doit se plier aux ordres. C'est ce qu'il y a de plus sage à faire, au vu des circonstances. Si j'étais plus maline, je ferais de même. Alors pourquoi est-ce que cela me coûte autant ? Sans doute parce que la mexicaine a vu juste tout à l'heure. Je pensais vraiment que mon oncle viendrait à ma rescousse. Juché sur sa moto rutilante, il remonterait l'allée de la maison dans un vacarme assourdissant, soulevant des nuages de poussière, puis viendrait poser son droit de veto sur la folie des Isaev et m'emporterait avec lui. Mais ça... c'est bon pour les films ou les romans à l'eau de rose. Dans la vraie vie, un biker reste un biker. Et de la même manière qu'il a cessé de me recevoir pour les vacances, il a tout bonnement arrêté de s'intéresser à moi et à la montagne de casseroles que je traîne. C'était couru d'avance, non ? Il vit à des centaines de miles d'ici, gère son club et ses affaires d'une main de maître. Il m'a confiée aux bons soins de Lucinda et Pablo, m'assure un train de vie confortable en transférant régulièrement des fonds sur le compte en banque... Que demander de plus ?
Sa présence. Envahissante, imposante, rassurante.
Sa tendresse. Maladroite, rare, précieuse.
Une nouvelle vie, loin d'ici, des cendres d'une existence que je souhaiterais oublier, d'un futur dont je ne veux pas et des fantômes du passé, bien décidés à imposer, coûte que coûte, leurs volontés.

Je continue de courir, ignorant le tiraillement dans ma cuisse gauche et la sensation de brûlure qui envahit mes poumons à chaque inspiration : musique à fond et l'envie de dépasser mes limites sont un bon carburant. Conneries. Sois un peu honnête, Rain. T'espères juste gagner du temps. Être en retard chez l'avocat serait une erreur monumentale, j'en ai bien conscience. Mais si j'ai une bonne excuse ? Comme celle d'être coincée à l'autre bout de la ville, trop fatiguée par mon jogging matinal pour revenir à temps ? Mouais. Pas sûre que ça passe. Alors que je longe le bois et m'éloigne de la ville, un véhicule arrive à ma hauteur. Le pickup me dépasse, ralentit, tandis que je pousse un grognement de frustration. Durant un instant, je suis tentée de l'ignorer et de continuer ma course. À quoi bon ? Docile, je le contourne et souris au conducteur qui m'ouvre la porte.
— Monte, marmonne Wayne.

Wild Phenix [Sous Contrat d'édition]Where stories live. Discover now