VI - Coupable

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  Toc, toc, toc. Pierre se leva en une fraction de seconde et se dirigea vers la porte d'entrée. Aucun autre enfant Gaudreault n'esquissa le moindre geste, tous plongé dans leurs activités respectives. Néanmoins, Leta délogea son regard du recueil de poèmes qu'elle tentait tant bien que mal de lire et pencha la tête pour apercevoir leurs visiteurs. Sur le pas de la porte se tenaient un homme et une femme vêtus d'uniformes d'un bleu sinistre. Elle tendit l'oreille, mais ne put rien entendre hormis les disputes interminables de ses frères cadets :

— Non, c'est à toi d'le faire c'te fois ! protestait Arthur.

— Et pourquoi ? J'suis occupé demain, j'te l'ai déjà dit ! grognait Armand.

— Oh mais j'en ai rien à faire, p'tit frère.

— Les garçons ! Silence ! hurla Marie-Rose de l'autre bout de la pièce.

  Les deux frères échangèrent des regards noirs. Ils restèrent face à face, attendant la moindre faiblesse de l'autre pour aboyer de nouveau. Toujours dans l'entrée, Pierre discutait avec les deux inconnus. Soudain les muscles de son dos se tendirent : il était nerveux.

— Et d'ailleurs, qu'est-ce que t'as à faire de si important ? chuchota Arthur.

— C'est pas tes affaires ! s'énerva Armand en haussant légèrement la voix.

— Oh, mais si ! Je...

— Les garçons ! coupa Marie-Rose. Mettez-la en veilleuse cinq minutes, par pitié !

  Elle avait rejoint son fils aîné. Au fil de sa conversation avec les policiers, l'agacement causé par ses fils cadets fut chassé et remplacé par une grimace inquiétante. Leta vit très distinctement son visage se décomposer avant qu'elle ne l'enfouisse dans ses grosses mains.

   Tout à coup, son cœur s'alourdit de morbides pensées et sa gorge reteint de terribles hypothèses. Leta posa prestement son livre sur le bord de la table basse et s'avança, prête à bondir du canapé. Son sang parcourait son corps à une vitesse vertigineuse, passant de ses bras engourdis à sa tête échauffée et provoquant une fièvre glaçante. Leta fixait sa mère adoptive et son frère aîné, à l'affut de la moindre bribe de conversation. Les doigts charnus de Marie-Rose griffèrent son crâne, puis ses paumes vinrent se loger sous son menton dissimulant des lèvres troublées. À ses côtés, Pierre restait stoïque. L'attente devint insoutenable et Leta succomba à ses angoisses, balayant la pièce d'un regard hâtif : ses frères se chamaillaient devant elle, Théo jouait dans sa chambre, les jumelles discutaient un peu plus loin et Hector... Où était Hector ? Il était au bar, il devait y être, cela ne pouvait pas être autrement. Soudain, répondant à son agitation par un geste parfaitement mesuré et empreint d'une réserve préoccupante, Pierre se tourna vers elle :

— Leta, tu peux venir s'il te plait ?

   Elle se leva précipitamment et passa entre ses deux frères qui se quittèrent enfin des yeux pour s'apercevoir avec stupéfaction qu'il y avait des policiers à leur porte. Sa main effleura Armand, la sensation de chaleur fut si brève qu'elle devint aussitôt un souvenir. Leta quitta le salon, les pieds maladroits, tout son corps lui parut étranger. Le fil de temps s'étirait un peu plus à chaque pas, jusqu'à atteindre le point de rupture :

— C'est le maire. Il est mort.

   Son corps raidi fut parcouru d'un frisson incontrôlable. Elle était pétrifiée, figée au milieu du salon. Elle n'avait pas atteint la porte.

Mort.

Pierre avait dit : « mort ».

   Jamais auparavant, Leta n'avait ressenti le pouvoir sinistre d'un mot aussi ordinaire que redouté. Les aiguilles sur le cadran de l'horloge se glacèrent, à l'instar de son corps immobilisé à bonne distance des policiers, alors même que ses pensées tournoyaient dans sa tête.

Les Mécanismes du cœur - L'ÉtrangèreWhere stories live. Discover now