La Clairière

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À l'arrivée de la jeune femme, les premières notes de la dambore s'étaient élevées dans la clairière. Des doigts las avaient pincé aux cordes une mélopée veule, propageant une onde morose dans les saules. Parfois, les notes s'arrêtaient ; un court silence, et la mélodie reprenait. Le même air, aux notes heureuses et aux tons délavés. Un air d'été, qui pourtant murmurait l'orage ; comme une dernière volonté chuchotée à l'oreille du monde. Les gammes saccadées sonnaient comme un profond regret.

Solane tentait de se souvenir. Trois notes manquaient pour conclure l'aubade. Chaque reprise la lançait sur une piste pour les trouver ; les premières l'amenaient à sa chambre de jeune fille et jusqu'au pied de sa tour. Elle voyait l'aube derrière les montagnes et le garçon dans la rosée. L'arpège suivant lui montrait le monde de ses yeux naïfs ; la hâte des villes et le premier goût du larcin. Les senteurs de cuir et des molletons vermeils. Le chuintement des colliers d'argent et le bourdonnement des tympans. La mélodie lui venait et ses doigts l'articulaient. Sautait de souvenir en souvenir, d'année en année. Et la même pensée finissait toujours par ressurgir. Le chaud du sang au front, le choc du fer aux oreilles. Le cri désespéré de son amant. Chaque fois, sa gorge se serrait. Chaque fois, elle reprenait, plus forte, déterminée, jusqu'à ce que ce souvenir ne lui fauche encore l'herbe sous le pied. Elle égrenait les mêmes notes étranges sur le luth brisé, sans jamais en connaître la fin. Elle devait la retrouver, qu'importaient les yeux humides et les doigts cloqués.

Voilà un moment que la dambore s'était tue. Tue par la fatigue. Solane avait conduit ses dernières forces dans les cordes en nylon. Quand elle ne fuyait pas, elle cherchait sans relâche, au fond d'elle-même ; cette aubade, ce chant de l'aube dont elle ne se rappelait pas du couchant. La fin lui échappait comme un souvenir traumatique. Une semaine avait passé depuis sa fuite et elle n'avait plus rien ; plus de toit, ni d'argent ; plus de foi, ni de force. Une semaine à courir par les sentiers sauvages, derrière les aubépines et les lisières obscures. Elle dormait sous les chênes et volait du mauvais pain. Elle semait dans son sillage cette mélodie qui l'obsédait : partout, ces gammes singulières, obsessives, qui sonnaient presque faux sur la dambore aux cordes usées jusqu'à la trame. Jusqu'à l'épuisement. Terrassée, éreintée par la fuite et le grief qui la suivait jusque dans ses rêves. Au réveil, elle passait le luth au flanc de son canasson et fuyait, comme chaque jour, une réalité qui la rattraperait tôt ou tard.

Pour l'heure, Solane rêvait sous un saule, et les merles ne chantaient pas. On sentit un changement dans l'air ; un vent lourd filait sous le ciel noir. 

L'aubade de SolaneDonde viven las historias. Descúbrelo ahora