La Pluie

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Dans l'air flottait la fraîcheur du petrichor, et des gouttes lasses tombaient du saule. On percevait, dans la terre, un roulement très doux, l'écho du tonnerre passé que la roche avait emprisonné, et chantait doucement, incantant son retour tôt ou tard. Solane ouvrit les yeux sur l'horizon, et un ciel noir que le vent poussait loin d'elle. Son buste était sec et ses jambes trempées. Elle regarda ses pieds : dans son sommeil, l'écrin de lune lui avait échappé des bras et un peu de terre collait à son bois. Aussitôt, elle le ramassa, l'épousseta, passa soigneusement son chiffon usé sur les coins, pinca en longueur la plume ambrée toujours plantée dans la charnière. Elle avait déteint, et ses poils étaient glués de poisse.

Solane n'arrivait plus à rêver. Tous les coupables se bousculaient dans sa tête : la Gerbille, cette besogne, ces aristocrates, la sorcellerie, on lui avaient volé sa vie, c'était leur faute, à eux ! Une haine vorace l'habitait, lui dévorait le cœur ; alimentée par le chagrin, catalysée par l'impuissance. Quand elle ne cherchait pas son chemin, parmi les forêts noires et les plaines sauvages, elle infusait de sombres rêves de vengeance, tout au fond d'elle-même, qu'elle se surprenait parfois à marmonner ; Betheros ne l'écoutait plus, alors elle se parlait à elle-même. Oh! qu'elle avait besoin de son Betheros. Ainsi elle sautait de haine en chagrin, de monologues fielleux en sanglots inconsolables, de fantasmes de violence en souvenirs d'une époque meilleure que le temps, nuit après nuit, effaçait.

Et chaque soir, après tant d'heures passées à maugréer sous la pluie, les reins brisés à force de chevaucher ce canasson trop grand pour elle ; quand son âme ne lui implorait que paix et repos, une nuit tranquille pour soigner sa psyché, même cela, on l'en empêchait. Elle revivait sa chute, son cri ; elle revoyait sa vie basculer, s'effondrer, ce cadavre déformé dans la boue ; se réveillait en larmes. Cette solitude nocturne au goût rance lui avait été trop longtemps étrangère. "S'il était là, si seulement... alors, je dormirais en paix", pensait-elle. Chaque réveil la consumait un peu plus ; puis elle repartait sur les sentiers sauvages, les yeux lourds et le cœur saignant, pestant contre le monde ; ce monde envers lequel elle nourrissait une rancune, une vindicte brûlante.

Solane porta son regard vers le champ : son cheval, toujours là, broutait à la lisière. Elle saisit la dambore usée qui gisait contre le saule, la cala contre son ventre, et prit une grande inspiration. Après un instant d'hésitation, elle ferma les yeux et laissa ses doigts gondoler les cordes ; une mélodie poussive résonna dans l'air matinal, lasse, comme un carillon de vent avant la pluie. Puis, comme toujours, elle se tut abruptement, avant les notes finales. Une larme roula sur sa joue. Elle soupira.

Elle devait partir ; ils arriveraient bientôt. Solane, dans sa cavale, semait malgré elle des traces que ses pisteurs remontaient dangereusement vite. Hier, elle avait vu trois silhouettes galopantes à l'horizon, en bas d'un plateau ; les trois mêmes que le jour d'avant à l'autre bout d'un lac, et d'avant encore. Elle dormait de moins en moins. La peur d'être rattrapée, torturée, jetée dans un destin noir, l'étranglait comme un étau que chaque vision de ses détracteurs resserrait. Les rares fois où le sommeil la fauchait, c'était après de longues heures d'abnégation à repousser les limites de son corps ; elle rinçait ses yeux secs à l'eau de pluie, se forçait à parler, chantonner faussement, tout pour ne pas s'endormir ; auquel cas ces trois cavaliers, ces spectres sans sommeil ni fatigue, l'auraient trouvée.

Solane dénoua la longe de l'arbre, et s'approcha de son cheval pour l'enlacer un moment. Elle tritura la crinière, gratta l'encolure, appréciant la présence de cette grande bête immobile aux yeux compatissants, la seule chose au monde désormais capable de lui apporter un brin de réconfort. Elle ne connaissait pas son nom ; elle n'était même pas certaine que c'était une jument.

La jeune femme l'enfourcha, tapota les flancs du talon, et elle s'enfonça, de nouveau, dans la forêt muette. Elle lança un regard craintif derrière elle : le vent lui murmurait prudence.

L'aubade de SolaneWhere stories live. Discover now