La Liberté

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Le pépiement d'un merle annonça la venue du soleil. Solane ouvrit les yeux sur ce monde dont elle ne voulait plus. Des fourmis couraient sur ses chevilles griffées par les ronces. Les dernières notes étouffées de l'aubade résonnaient encore à ses oreilles. Vite, elle saisit la dambore, plongea son regard au loin, dans le soleil écrasé derrière le champ, à travers le vitrail déteint. Et elle joua la mélodie, assommée d'épuisement, s'accrochant à ces lambeaux de rêve qui s'effaçaient comme du papier consumé par le feu.

Mais l'aubade n'avait plus rien de grandiose. Les notes frémissaient dans l'air froid sans évoquer de magie, de rêves, de grandeurs. Ce n'était qu'une mélodie insipide, terne, chargée de chagrin, jouée avec désespoir. C'était la seule chose qui la retenait ici. Elle voulait l'entendre avant de partir.

Et quand vint la finale de l'aubade, elle se sentit enfin capable. Elle laissa l'écho la jouer pour elle ; ses doigts grattèrent d'eux-mêmes les cordes sans le moindre raté, comme si elle avait toujours su.

Ainsi, pour la première fois depuis sa mort, après tous ces échecs, elle l'avait jouée de bout en bout. Elle l'avait fait.

— Solane ?

Elle poussa un cri de stupeur. Cette voix était impossiblement familière. Quelqu'un montait les marches. Elle vit le sommet d'une plume ambrée couronne dorée apparaître peu à peu, puis ses cheveux bruns, et son beau visage. Elle couvrit sa bouche de ses mains, et un sanglot intolérable lui comprima la gorge. Il s'approcha tranquillement, s'agenouilla devant elle, brisée et misérable, lui beau et radieux, et il sourit. Ses jambes n'étaient plus tordues.

— Tu as réussi, dit-il.

Elle fondit en larmes. Il était là, c'était lui. Son corps lui criait de se lever, l'étreindre jusqu'à lui briser les côtes, sentir son odeur, sa chaleur, sa vie — mais il en était incapable. Elle se sentait trop faible. Elle parvint à articuler, entre deux sanglots :

— Tu me manques affreusement.

Il hocha doucement la tête.

— Je sais, répondit-il.

Un milliard de questions l'assaillit. Pourquoi l'avait-il laissée ? Pourquoi avoir accepté ce travail ? Ils devaient vieillir ensemble, vivre heureux et longtemps. Pourquoi revenait-il maintenant ? L'abandonnerait-il encore ? Elle lui en voulait. Mais il était là, désormais. Une étrange chaleur l'envahit.

— Tu as assez fui, mon amour.

À ces mots, elle tendit l'oreille. Des cliquetis de bottes montaient du vestibule. On l'avait rattrapée, enfin. Sa respiration s'emballa. Betheros posa sa main brûlante sur une joue trempée.

— Ils arrivent, balbutia-t-elle, détruite et impuissante.

— Je sais. Je suis là, murmura-t-il.

Il était là. Et tant qu'ils seraient ensemble, tout irait bien. Ils le savaient tous les deux. Les jambes de Solane ne répondaient plus. Aux oreilles des poursuivants, seule la voix déchirée d'une jeune femme résonnait tout là haut.

— Je t'aime, pleurait-elle. Je t'en supplie, reviens-moi.

Chaque mot devenait plus difficile à prononcer. Plus bas, les pas commençaient à gravir les marches.

— Je ne partirai plus, répondit Betheros.

Il approcha son visage, lui offrit ses lèvres, et elle entrouvrit les siennes en retour. Elle se laissa aller, yeux clos, à ce baiser qu'elle avait tant attendu. Ce baiser qu'elle n'espérait plus. Ce baiser qui allait tout résoudre. C'était tout ce qu'elle voulait. Il ne lui arriverait rien. Et au moment où leurs lèvres se touchèrent, une chaleur brûlante, apaisante, envahit son cœur, explosa, embrasa chaque membre, et toute son âme. Elle oublia tous ses maux et se laissa partir, avec lui, en paix, où qu'il l'emmènerait, tant qu'ils seraient ensemble.

Au sommet de l'escalier, adossée à l'autel, on trouva une jeune femme immobile, émaciée, qui ne respirait plus. Il y avait une dambore ébréchée à son flanc ; à l'autre flanc, une boîte étrange, ouverte. Vide.

Solane s'était endormie pour toujours, un sourire figé sur les lèvres.

L'aubade de SolaneWhere stories live. Discover now