L'Aubade

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— Solane, Solane ! Viens, accours !

Étendue sur sa couette, la jeune fille ouvrit un œil dans le noir. Une lame de lumière scindait ses volets fermés. Elle avait trop dormi. Elle bondit de son lit, un peu assommée d'un rêve avorté, et tendit l'oreille.

— Solane, dis, tu ne dors pas ? répéta cette voix étouffée.

Elle s'approcha, leva la fenêtre à guillotine et poussa grand les volets.

— Ah, enfin te voilà !

Elle ouvrit l'autre œil sur la vallée en effervescence. Un ciel nu, rose et pur, flottait sur les cyprès touffus, les cimes effacées des montagnes, les verdoyants pâturages à perte de vue ; derrière le jardin, une rivière ourlée de forêts étincelait de vert et de bleu. Sur les branches de l'arbre qui gênaient sa vue, sautaient des mésanges — elle aurait pu les toucher en tendant le bras.

Le bruit d'une dambore monta de sous sa fenêtre. Au pied du chêne centenaire, dans l'herbe toute brillante de rosée, un garçon agenouillé tenait l'instrument dans ses bras. Leurs regards se rencontrèrent, et il lui offrit un grand sourire.

— Betheros, gros benêt, tu n'as pas osé !

— Ah, c'est mal me connaître, dame Solane.

Il rit. Solane lui avait défendu de sauter la clôture, et d'être vu de son père. Elle lança un œil inquiet à sa porte, s'attendant à voir son géniteur bedonnant l'ouvrir en fracas et sans frapper.

— Oyez, ma mie, cette mélodie que je viens ici vous jouer.

— Tais-toi donc, tu vas nous attirer des bricoles !

Mais Betheros était devenu sourd.

— ... Cette aubade que je m'en vais vous chanter, je l'ai brodée avec mon cœur et le vôtre ...

Il forçait la voix pour faire l'homme. Il n'avait rien de têtu ; hormis, peut-être, un peu trop de culot pour son âge ; c'est surtout qu'il ne pouvait plus attendre qu'elle entende son cadeau. Solane comprit qu'elle ne le raisonnerait pas ainsi. Elle se rua vers son lit et saisit la corde de draps noués cachée en-dessous. Dans l'embrasure de sa fenêtre pendait un anneau ; elle y passa le cordon et serra un nœud en vitesse, puis elle la laissa pendre le long du mur extérieur. Betheros poursuivait sa tirade. Solane jetait toujours des regards inquiets vers sa porte.

— ... Ô belle damoiselle, entendez donc cette douceur, car elle vous est tout destinée...

Ni une, ni deux, elle empoigna le cordon et franchit l'appui d'un bond. Betheros fit mine de l'ignorer, mais en vérité, son regard était accroché à elle ; à ses mains délicates, sa robe de nuit sous laquelle il devinait ses jambes somptueuses, sa peau de crème, sa chevelure que le soleil arrosait d'or. Il admirait la princesse belle et ardente qui s'échappait de sa tour et de son ennui ; comme il la regardait faire toutes les nuits avant d'aller courir avec elle sous les pommiers assoupis, sur les collines peintes à la lune, dans les ruisseaux chantants.

Ses pieds nus touchèrent l'herbe fraîche. Elle se rua vers lui pour lui arracher la dambore des bras, mais au dernier moment, Betheros cessa de jouer et rit, un doigt sur les lèvres pour signifier qu'il allait enfin se taire.

— T'es vraiment stupide, souffla-t-elle.

Ses yeux brillaient d'agacement, mais elle ne pouvait pas cacher son sourire. Il avait réussi à la tirer de son lit, toute confuse et ébouriffée — et pas moins toute ouïe, car Solane attendait de lui une bonne raison de l'avoir dépêchée pieds nus dans le jardin. Et il l'avait. Il croisa les bras dans son dos et leva un menton fier.

— Je n'aurais pu te faire descendre autrement. Mais, ne te fâche pas trop ; je t'amène un cadeau.

Le regard de Solane pesa les épaules du jeune homme ; elle s'attendait à ce qu'il tire de son dos une babiole, une broderie, un bijou. Au lieu de cela, il décroisa les bras et ses mains vides saisirent la dambore à nouveau. Alors qu'il préparait un accord, Solane dit :

— Pas ici. Allons à notre rivière.

Il acquiesça et la prit par la main, et comme ils le faisaient chaque nuit, ils sautèrent la clôture ; passèrent devant le gros frêne, sous la branche tordue du charme, derrière les framboisiers ; puis sur le chemin de terre, dans le fossé aux roseaux. Et jusqu'au ruisseau.

C'était une petite trouée dans les futaies de trembles, où l'eau sinuait en un large coude ; en son creux, un lopin de terre accueillait un très grand saule, aux branches basses et tranquilles, surplombant les berges abruptes. À son pied, un cercle de roches encendrées témoignait de leurs longues veillées nocturnes. Solane avait si peu coutume de venir ici le jour qu'elle s'arrêta un moment, toute souriante, admirant l'arbre coiffé d'une lumière flamboyante, au lieu d'une aura bleutée.

Betheros s'assit sur une de ces grosses racines protubérantes, auxquelles ils s'accrochaient après avoir trempé leurs jambes dans le ruisseau, et cala l'instrument contre son ventre. Il se forçait à paraître sérieux, mais un sourire incontenable envahissait déjà ses joues. Solane, debout devant lui, attendait. Il se racla la gorge.

— Toutes les nuits, nous jouons de cette dambore. C'est un peu notre complice, à tous les deux, pas vrai ? On y joue des berceuses, des chants improvisés, des mélodies idiotes, pour rire et, parfois, rêver. Elle nous accompagne partout.

Il plaça ses doigts pour préparer un accord, prêt à pincer les cordes.

— J'ai longtemps essayé de décrire nos nuits ; j'ai noirci des carnets de poèmes, froissé des pages de récits, jeté des toiles peintes en vain, sans jamais parvenir à retranscrire cette magie, cette liberté qui nous transporte, toi et moi, sur le monde. Alors je t'ai écrit une aubade. Je voulais te la jouer au réveil, pour que ces aventures nocturnes te soient rappelées au matin, te suivent tout le jour, et ne te quittent jamais.

Ainsi, il ferma les yeux et pinça une première corde, et la même encore, comme l'oisillon qui n'ose se jeter à l'envol ; puis deux, enfin une troisième ; et la mélodie était lancée. Les notes d'abord timides s'élevèrent dans la matinée, puis elles jaillirent, sûres, puissantes, toutes résonnantes ; elles coulèrent dans le cœur de Solane, un souffle chaud de réconfort ; le saule semblait s'être incliné pour mieux écouter, comme chaque oiseau qui s'était tu dans la vallée, et le ruisseau ne courait plus, comme si chaque frêne, chaque rouge-gorge, chaque criquet était spectateur de ce cadeau, l'aboutissement de toutes leurs escapades de nuit dont ils étaient les témoins muets.

La dambore chantait leur passé candide, leur amour immortel, leur futur qu'à moitié certain, leurs rêves de liberté, et toutes les belles choses à venir en ce jour ; elle inondait leurs âmes d'ambitieux désirs d'aventure et de succès, leur disait qu'ils seraient toujours ensemble ; qu'ils traverseraient tout, jubilation et souffrance, main dans la main ; jusqu'à être deux vieillards qui sourient à la mort qu'ils attendent en paix, car toutes les bonnes choses ont une fin ; ils étaient jeunes, fous l'un de l'autre et peut-être un peu naïfs, mais ils savaient une chose : qu'ils ne voulaient qu'être ensemble jusqu'au trépas, car l'un sans l'autre ne pouvait vivre.

Après une éternité, les doigts de Betheros se figèrent, et l'ultime note emplit la vallée. Le brusque silence ramena Solane au réel. Une larme roula sur sa joue. Elle ouvrit la bouche, mais elle ne trouva mot à dire — et lui non plus. Le silence pouvait perdurer. Il y avait, dans le regard qu'ils s'échangeaient, un flux ; un torrent indicible d'ardeur et d'amour, qui se déversait, embrasait chaque fibre, chaque pensée, et muselait leur gorge. Solane s'avança enfin vers lui, et ses lèvres s'entrouvrirent comme un fruit. Il posa ses mains sur ses joues, et but son souffle jusqu'à l'épuisement.

En cet instant, ils ne craignaient rien au monde.

L'aubade de SolaneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant