Le Palais

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— Les voilà qui arrivent.

Solane se hissa sur la pointe des pieds. Elle ne voyait que la grande façade du palais de Lambardelle, dorée de lumière. Les longues bannières pourpres disaient la nature des invités du jour ; comme cela ne suffisait pas, quelques bonnes — les mieux fagotées — jetaient depuis les fenêtres des mouchoirs brodés, qu'on réceptionnait bras tendus. En les dénouant, on trouvait une pièce de dix carats frappée du sceau de la seigneurie tésérine : c'est que la noblesse débordait de grâce pour le peuple. Le meilleur moyen d'acheter les louanges d'une plèbe. L'or graisse les pattes, bâtit des empires ; et en ces temps malheureux, il était bienvenu dans la bourse du prolétaire. Ironiquement, on comptait parmi la foule hagarde une majorité de têtes aux coiffes veloutées — dont le prix seul valait bien une année de labeur dans les mines d'argent.

Quelque dix minutes plus tôt, les coqueluches s'étaient montrées au balcon haussé sur cinq étages de colonnes et de fenêtres ; on n'en avait vu que les mains gantées et les faux sourires. Restées assez longtemps pour amasser les curieux dans un torrent de foule, elles s'étaient éclipsées : on les savait sur le départ. On avait préparé la grande porte cochère et beaucoup de fantassins. Betheros porta son amante par la taille pour qu'elle voie mieux.

Les trois comtesses de Tésérine venaient prendre un bain de foule. Il y avait bien un chemin jusqu'à leur calèche par les souterrains, plus sûr, qui évitait le soleil écrasant de quatorze heures ; mais il fallait se faire bien voir ; montrer au peuple qu'on l'aime — avec modération. Un robuste cercle de soldats jouait des coudes pour assurer la marche sans encombre des trois sœurs. Les dames apparurent au sommet des marches. Vêtues de robes aux manches minces et aux plis bouffants ; leurs cheveux étaient relevés en rouleaux et ornés d'aigrettes. Betheros les suivit du regard ; avec trop d'attention au goût de Solane, qui lui envoya un coude dans les côtes.

— Le spectacle te plaît ?

Il secoua la tête.

— Tu sais que j'abhorre les minois poudrés.

En vérité, il constatait avec quelle minutie elles s'employaient à masquer leur laideur. Solane n'avait rien à leur envier. Le jeune homme baissa les yeux vers elle, comme chaque fois que le panorama manquait de couleurs vives. Tout son visage peignait une ardeur impétueuse ; dans la tendresse du front, la fraîcheur des lèvres, le lisse des joues ; jusqu'au brillant du regard, défiant, osé, malin. Elle lui offrit un sourire mielleux, et fronça des sourcils quand on lui recula dessus : la marée s'excita à l'approche des comtesses ; convergea vers les belles dames, joua des coudes, bouscula son voisin, meuglant instinctivement des louanges vides de sens. Ils espéraient peut-être se faire bien voir auprès d'un monde qui ne considérait même pas leur existence. Betheros tira Solane par le bras.

— Viens. Ce soleil me monte à la tête, dit-il en l'emmenant dans la pénombre fraîche d'une ruelle.

Elle se laissa faire.

— Ça me surprendra toujours.

— Quoi donc ?

— Ces gens ! Moisir des heures, le dos qui chauffe au soleil, la bouche pâteuse, à suffoquer dans la foule qui pue la terre brûlée... tout ça pour quoi ?

Betheros arbora un sourire moqueur.

— Tu n'étais pas avec eux, peut-être ?

Solane détailla un mur de la ruelle d'un œil attentif. Elle repéra les bossages dans les fondations et les appuis des premières fenêtres ; puis les meneaux en saillie, les corniches assez larges ; plus haut, les balcons, et enfin, les gouttières. Longeant du regard les faîtes d'ardoise, une mince bande de ciel et quelques taches roses accrochèrent son regard : une terrasse fleurie entre les toits.

L'aubade de SolaneWhere stories live. Discover now