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— Dites moi que c'est une plaisanterie, Brian.

— Je regrette, madame, mais non.

Partagez-moi le rapport détaillé dans ce cas.

Tout de suite.

Accoudée à l'îlot en marbre noir de sa cuisine toute en longueur, Donna Hawks raccrocha sans plus de cérémonie, un soupir aux lèvres. Habituellement, le panorama nocturne d'Atlanta qui clignotait tel une nuée de lucioles, à quelques dizaines de mètres sous les baies sans tain de son penthouse, lui procurait une agréable sensation de pouvoir et d'achèvement. Mais ce soir, la vue qui s'étalait devant ses yeux avait bien du mal à détendre ses nerfs éprouvés.

C'était dans des moments de lassitude tels que celui-ci qu'elle regrettait le plus l'alcool et la nicotine. Mais sa résolution tenait bon, depuis plus de trente ans maintenant. Elle n'allait pas céder aujourd'hui.

Après tout, alors qu'elle entrait dans la soixantaine, son mode de vie sain et calibré lui assurait de paraître dix bonnes années de moins. Seules ses longues mèches couleur aluminium, torsadées en chignons élégants à chacune de ses sorties, trahissaient peut-être son âge. Dans l'intimité, elles encadraient librement d'un saisissant ton sur ton ses yeux orageux ourlés de fines ridules. Adoucissaient un peu la détermination qui carrait sa mâchoire en toutes circonstances, et le nez en bec d'aigle qui en était venu à constituer une partie de sa réputation d'implacable femme d'affaire.

Donna Escudero, mariée puis veuve Hawks. L'oiseau de proie.

Elle n'était pourtant pas de ceux qui couraient après la jeunesse de leur apparence. À dire vrai, elle ne s'était jamais mieux sentie dans son enveloppe que maintenant, après tout ce temps passé à l'habiter. En revanche, l'idée de perdre un jour le total contrôle de ses facultés intellectuelles, le déclin cognitif inéluctable inhérents à toute existence humaine... Cette épée de Damoclès là suffisait à lui donner des sueurs froides. Hors de question pour elle de laisser s'échapper l'outil qui lui avait permis de se hisser si haut dans la pyramide de la société. De faire fructifier l'entreprise de son défunt mari jusqu'à transcender sa renommée et s'approprier son nom, au point que tous, générations passées et futures, oublient qu'il n'avait pas toujours été le sien.

Équipée de son pod de communication, un petit dôme discret en alliage sombre, spécialement fabriqué et monté en bracelet pour servir de ligne exclusive avec son assistant, Donna contourna le plan de travail. Sa tasse de lait végétal parfumé au cacao maigre fraîchement préparée dans une main, elle taversa les flaques de lumière dorées dispensées par les luminaires d'appoints, disséminés en ligne droite sur le chemin entre la cuisine et le salon. Le claquement de ses pas sur le carrelage rutilant résonnait habituellement contre la moindre surface polie de l'appartement, mais à une heure aussi tardive, il était étouffé par les pantoufles pelucheuses à ses pieds. L'une des rares fantaisies de sa garde-robe toute en sobriété, que bien peu de personnes vivantes au monde pouvaient se targuer d'avoir vue.

Le bon sens lui dictait de se détourner du canapé pour rejoindre son lit, et s'octroyer les sept heures de sommeil nécessaires à la consolidation de sa connectivité neuronale. Mais les derniers événements rapportés par Brian nécessitaient quelques minutes de réflexion immédiate, avant cela.

— Ordinateur.

La commande vocale, claire et sèche, engagea aussitôt une petite révolution dans le séjour. L'immense toile de maître centrale, qui surplombait l'insert à éthanol lui aussi plaqué marbre, s'effaça pour laisser place à un écran aux dimensions similaires. Puis des contrôles holographiques projetés du plafond, et équipés d'un traqueur de mouvement biométrique, se matérialisèrent pour la suivre en un nuage de particules orangées. Enveloppée de cette aura d'étincelles virtuelles, la maîtresse de maison s'installa dans son fauteuil ottoman favori en déposant sa boisson sur la table basse — plus exactement, sur le sous-verre en ébène dédié, comme il était d'usage avec une pièce de Vladimir Kagan estimée à vingt-cinq mille dollars —  et les observa se stabiliser à hauteur de ses coudes.

Nano.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant