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J'ai vieilli.

C'est la première chose qu'il s'est dit en regardant son reflet dans le miroir ce matin. Il a détaillé ses traits autrefois fins et presque enfantins et n'a pu s'empêcher de remarquer son teint pâle et ses cernes, marques de dix ans d'une consciencieuse consommation de Lucky Strikes.
Il a fêté ses 30 ans il y a peu, avec quelques amis, dans un de ses bars préférés. C'était comme autrefois quoique pas tout à fait. Le goût n'y était pas, l'envie n'y était pas. Il a bu deux ou trois pintes de bières pour ressentir les premiers frissons de l'ivresse et ensuite ça allait. Il a retrouvé l'envie de rire mais elle n'a pas tenue jusqu'au dimanche matin, et il a ensuite passé sa journée à regarder les heures tourner.

Il sait que sa vie prend un tour un peu terne et que vraisemblablement, dans une dizaine d'année, comme beaucoup d'hommes avant lui, il se réveillera, aura un sursaut d'orgueil et l'envie d'envoyer tout balader, femme, enfants et prêt immo. Il ne peut pas dire s'il le fera ou pas, s'il se trouvera une petite jeune avec qui vivre ces moments qu'aujourd'hui il se refuse. Probablement pas. Quoique.

Il est lâche et il le sait. La majorité de ses choix, il les a fait pour plaire. Plaire à ses parents, plaire à ses patrons, à la société, à ses amis. Si on faisait un sondage les gens diraient probablement de lui qu'il est responsable et réfléchi. C'est l'image qu'il aime donner. Celle d'un jeune homme calme et sûr lorsqu'il y a des tempêtes à l'intérieur de lui qu'il cache derrière des écrans de nicotine.

Elle est en train de préparer son thé en lisant les informations du jour sur son iPad. Comme tous les matins.

Il n'a même pas envie de sortir de la salle de bain tellement la simple idée de la voir répéter ces gestes l'irrite. Il sait déjà que quand elle le verra, elle l'embrassera du bout des lèvres, sans passion et sans désir - mais y en a-t-il déjà eu entre eux? - et lui dira quelques banalités. Un commentaire sur l'actualité, le temps qu'il fait, sa cheffe qui est folle, comme toutes ses cheffes précédentes et sans que ça ne provoque une once de remise en question dans sa petite tête de piaf.

Il soupire.

Il a pourtant voulu s'engager avec elle, Dieu sait qu'il l'a voulu. Sur le papier elle est idéale. Stable, avec des rêves accessibles, de bonnes études, une bonne famille, intelligente mais pas brillante, jolie mais sans être intimidante... Elle sait s'effacer quand il le faut même s'il sait que beaucoup de leurs décisions communes sont en fait les siennes et qu'elle a su lui faire penser, avec un talent somme toute très féminin, qu'il les avait prises en toute indépendance.

Il fait semblant de penser qu'elle est innocente et elle fait semblant de ne pas voir qu'il est constamment en colère. Parfois il se demande si la somme de ses frustrations ne va pas le rendre cinglé. Ce qui est sûr c'est déjà qu'elle le rend triste et désabusé, mais c'est son état permanent depuis sa plus tendre enfance, perpétuellement tiraillé entre l'envie de tout envoyer balader et la peur panique de décevoir.

Il s'est habitué à l'idée de voir la vie à travers un voile, à ce que les couleurs soient un peu ternies. Parfois il aimerait avoir le courage de l'arracher et d'être aveuglé par la beauté des choses, quitte à en crever.

D'après Elle, il fait un peu frisquet ce matin, c'est quand même fou pour un mois de juin, tu ne trouves pas mon amour?

Il attrape ses clopes et son briquet et s'en allume une à la fenêtre de la cuisine. Il passe la main dehors et dit, dans un sourire (les yeux, qu'il n'oublie pas de plisser les yeux), que oui, effectivement, elle a raison. Elle lui répond, dans une voix faussement enfantine, qu'il devrait prendre un foulard pour ne pas attraper froid.

Elle a raison bien sûr, elle prend tellement bien soin de lui, dit-il avec le même sourire de façade. Il attrape le foulard qu'elle lui tend et jette un regard dans la cour de l'immeuble. A vue de nez ça fait quoi, dix mètres? Quinze? Il se demande fugacement ce que ça ferait de tomber de ce balcon et s'allume une deuxième cigarette.

C'est quand la dernière fois qu'il s'est senti vraiment heureux?

En enfilant sa veste devant la glace de l'entrée, il fixe une dernière fois son reflet. Les cernes sont toujours là, ses yeux sont un peu brillants, irrités par la fumée. Il est toujours aussi pâle et sa coiffure dissimule mal une calvitie naissante. L'année prochaine, ce sera certainement pire.

Pourrait-il penser à passer chez le caviste ce soir? Ils dînent chez ses parents, Elle espère qu'il n'a pas oublié.

Il dit que non, bien sûr que non. Chardonnay, comme d'habitude?

Elle l'embrasse de nouveau. Il l'appelle mon ange et n'en pense pas un mot.

Elle est exactement ce qu'il mérite.

PygmalionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant