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Il s'est toujours vu comme un progressiste, un féministe même. Il a grandi dans l'idée qu'hommes et femmes sont égaux, et a toujours dit vouloir de sa compagne qu'elle soit sa partenaire. Et pourtant. Lorsqu'il s'est agit de choisir, il est allé exactement à l'opposé de ses convictions publiques. Il s'est complu dans sa supériorité intellectuelle, voyant sa jeune épouse comme une feuille blanche à qui il devait tout apprendre. Lecture, films, humour même - dont elle était tellement dépourvue au départ, mais qui, il ne peut s'empêcher de le remarquer, s'est amélioré à son contact - il peut, tel Pygmalion, la modeler à l'image qui lui convient.

Elle est si malléable. Comme de la glaise fraîche et tendre sous ses doigts.

Elle rit à ses plaisanteries, se trouve soudain un intérêt pour son univers d'adolescent, se découvre une passion pour ses films préférés, lit ses livres... Elle est, quelque part, comme ces animaux de compagnie qui regardent leur maître avec adoration, aussi banal soit-il, aussi peu digne d'amour soit-il. On peut les négliger pendant des semaines, une caresse suffit à faire de soi le meilleur des hommes.

Un baiser en public et quelques paroles flatteuses lui achètent la paix pour plusieurs jours.

Il y a longtemps, avant son cœur calcifié, l'amour était une douleur et une peur permanente. Parce que les gens parfois cessent de vous aimer. Sans raison. Comme un sablier, une fois le temps écoulé, une fois le dernier grain passé. Il ne reste que le vide. Que l'enveloppe dure et froide de ce qui autrefois était en mouvement, vivant. Et rien ne peut le retenir car si on serre le sable dans sa main il ne s'en échappera que plus vite.

Lorsqu'on n'aime pas, on n'a pas peur. C'est aussi simple que ça. On vit sans cette constante angoisse de voir l'autre partie et un mot laissé quelque part, un mot qui vous transpercera et vous laissera vide et mort jusqu'à la prochaine.

Lorsqu'on n'aime pas, on n'est pas sans cesse habité par le bonheur de l'autre. On ne se demande pas constamment si elle se sent assez aimée, choyée, chérie. On n'occupe pas son temps à chercher des moyens de la faire sourire, de la faire rire, rêver. On ne vit pas que pour se voir dans ses yeux. On ne meurt pas à l'idée de n'y voir plus que du mépris.

Il est parfois frappé par la froideur avec laquelle il la considère. Comme un entomologiste, punaisant les ailes et les pattes d'un joli papillon, ou peut-être d'une mante religieuse. Qui sait. Il n'est pas sûr d'avoir un jour vu son vrai visage, elle qui veut tant plaire, lui plaire, dissimulée sous un masque constant de politesse, de fausse timidité, de fragilité sur-jouée. Elle tolère des choses intolérables. Des choses qu'une amoureuse aurait réglé en le giflant, en criant, en balançant ses affaires par la fenêtre et en le traitant de tous les noms.

Peut-être ne l'aime-t-elle pas non plus, peut-être ne sait-elle-même pas ce que ça signifie à part la sécurité matérielle, son nom en bas d'un contrat et une belle robe qu'elle ne remettra plus jamais.


PygmalionWhere stories live. Discover now