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Elle a démissionné de son travail il y a maintenant six mois.

Il n'a jamais vraiment prêté attention aux tenants et aux aboutissants du grand huit caractériel que constituait sa relation à sa n+1. Il se contentait de prodiguer les conseils d'usage, ignore-la, fait ton travail, parles-en au n+2, le genre de choses qu'on dit de manière un peu automatique à quiconque se plaint de sa hiérarchie.

Et puis un jour elle était rentrée triomphale en claironnant qu'elle avait "posé sa dém". Elle prenait des accents syndicaux, presque ché-guévaresques, pour décrire sa lutte contre le patronat, elle qui habituellement portait un regard charitablement méprisant sur les chômeurs, précaires et autres personnes qui ne savent pas s'en sortir. Il ne faisait aucun doute qu'elle retrouverait un emploi dans les semaines à venir. Elle valait bien mieux que ce placard dans lequel on l'avait injustement cantonnée, subordonnée à une idiote qu'elle valait bien dix fois.

Tu as tout à fait raison ma chérie, tu es tellement courageuse.

Il n'avait pas eu le courage - il a rarement le courage de quoi que ce soit - de lui dire qu'attachée de presse n'était pas exactement un métier qui recrute, et qu'il y avait des centaines de jeunettes aux dents longues prêtes à la remplacer dans son placard ou un autre, et pour moitié moins de salaire. Il ne lui avait pas dit non plus que dans la société actuelle, si partir en claquant la porte peut paraître brave, dans la vraie vie, les employeurs préfèrent salariés dociles qui savent la boucler quand il faut.

Depuis six mois, elle est donc femme au foyer.

Et même s'il ne l'avouera jamais - à quiconque lui demande des nouvelles de son épouse, il répond toujours, d'un air grave souligné d'un froncement de sourcil préoccupé, qu'elle "se bat" - cette situation lui convient étrangement. Il est l'attraction majeure de la journée. Lorsqu'il rentre le soir, éreinté, comme il se doit, elle le presse de questions sur son travail qu'il décrit alors longuement, insistant sur ses responsabilités forcément écrasantes. Il se repaît de ses sourires, de son attention entièrement tournée vers lui. Sa domination financière fait de la moindre sortie un cadeau qu'il lui offre et duquel elle est redevable. Le plus petit effort domestique devient une aide qu'il lui apporte. Tous ses actes les plus banals en ressortent magnifiés.

Comme lorsque tous les hommes se rassemblent instinctivement autour d'un barbecue à allumer, il a, à la voir oisive, un sentiment de confortable satisfaction. Au plus profond de lui-même, il considère les choses enfin "en place", comme un écho des livres d'image de son enfance, où papa ours lit le journal dans son fauteuil, pendant que maman ours cuisine et porte un tablier. Et c'est apaisant. Apaisant comme une berceuse ou une sieste au soleil. Le temps passe différemment, on se sent connecté à une espèce d'immanence, prêt à utiliser des phrases comme "de tous temps les hommes", à marcher dans les traces foulées par ses ancêtres, une route droite, simple, sans carrefours.

Les rouages de sa vie sont enfin fluides, huilés, la mécanique ronronne de son rassurant tic-tac. Tout devrait aller bien dans le meilleur des mondes possibles et pourtant, parfois, ce mauvais remake de soap opera lui donne l'impression que s'il tapait dans un mur, celui-ci tomberait au sol et révélerait un cameraman goguenard. 

PygmalionWhere stories live. Discover now