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Depuis qu'il est marié, il s'observe sombrer dans une routine qui, à vingt ans, lui aurait fait horreur. Il quitte sa femme tous les matins et la retrouve tous les soirs sur les mêmes mots, les mêmes horaires, les mêmes odeurs et les mêmes lumières. Certains disent que la routine est sécurisante, un mot plus juste serait anesthésiante. Il est comme étranger à sa propre existence. Victime sacrificielle et consentante aux grands rituels de l'âge adulte.

Il a toujours été ce qu'on appelle un "gentil garçon". Poli, pas de crise d'adolescence à l'horizon alors que son frère aîné s'abîmait avec délectation dans la rébellion factice de ses pairs. Au fond, son seul désir était plaire à sa mère, de lisser les plis d'inquiétude aux coins de ses lèvres. De la rendre fière. De lui, de sa famille, de ce qu'elle avait accompli. Quand son frère se repaissait de sa désapprobation, pour lui, un simple indice de déception était un presque déchirement. Il s'était donc ingénié à tout faire selon les désirs maternels, jusqu'à ce qu'il entre à l'université et découvre qu'il pouvait être autre chose que l'enfant idéal.

La brutalité de ses désirs refoulés l'avait presque assommé. Il découvrait des transgressions qui auraient fait sourire un enfant de quinze ans, avec l'enthousiasme d'un prisonnier tout juste libéré. Choisir ses études, ses amis, ses sorties et même son heure de coucher était grisant. Il se demandait pourquoi il avait été si servile, pourquoi, alors qu'il n'avait jamais manqué de rien, il avait vécu son enfance dans un brouillard de tristesse et d'angoisse. Si anxieux d'être aimé, si persuadé d'être abandonné s'il s'éloignait de la perfection. Les filles, évidemment, il les désirait de loin. Douloureusement, passivement, il n'aurait jamais avoué à qui que ce soit qu'il était du genre à écrire ses sentiments sur des feuilles volantes, violentes, puis à les brûler, consterné par leur médiocrité, honteux déjà à l'idée que quelqu'un les trouve et se joue de lui.

Et puis il avait rencontré Sophia, Sophia qui ressemblait à une gravure anglaise, avec ses boucles, ses taches de son et ce grand sourire d'enfant qu'il n'avait jamais eu. Elle avait de la joie, de l'espoir et de la folie pour deux, avait fait tous les premiers pas, pris toutes les initiatives; et il avait suivi, désespéré de lui convenir, d'être tout ce qu'elle attendait d'un homme. Quitte à ne jamais la surprendre.

Au fur et à mesure de leurs trois années ensemble l'ennui s'est infiltré lentement, comme une armée de termites et quand il s'en est rendu compte, tout était déjà vermoulu jusqu'au cœur, Sophia pleurait sa culpabilité et sa nuit avec "ce mec" qui n'était "rien". Qui était tout, tout ce dont il avait toujours eu peur, tout ce qu'il avait toujours cherché à éviter.

Il l'avait congédiée sans un mot, ignorant ses sanglots qui résonnaient dans le couloir, puis avait passé trois ans à porter le deuil de leur relation, rouvrant régulièrement cette plaie béante en la revoyant lors de soirées organisées par des amis communs, jusqu'à ce que la blessure sèche et son cœur avec.

Depuis il ne souffre plus.

Il ne ressent qu'un vague écho de ce qui auparavant lui volait son sommeil.

PygmalionWhere stories live. Discover now