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Depuis quelques mois il a constamment une clope au bec. Son ventre s'arrondit de plus en plus, alourdi d'une graisse malsaine. Trop d'alcool, trop de burgers, trop de "soirées" qui ne sont plus que des apéros dinatoires chiants dans lesquels ont joue au jeune en buvant du vin hors de prix. Il fuit généralement les photos - il n'est pas photogénique et quoi de mieux qu'une photo pour cliniquement documenter la décrépitude? C'est comme si les gens en voulaient des preuves datées, là c'est pire, ah là aussi, là aussi, là aussi...- mais il est retombé sur une qui date des ses vingt ans. Il est resté interdit devant, comme s'il venait de repérer une erreur dans la matrice, avant de réaliser que oui, il avait été ce jeune homme souriant et confiant un jour. Presque beau. Presque.

Il se demande ce qu'il faudrait pour qu'il le redevienne ne serait-ce qu'un peu. Ce qui pourrait provoquer un choc salutaire. Comme on dit, l'avantage quand on a touché le fond c'est qu'on ne peut que rebondir.

Ou se mettre à chercher du pétrole, une manière de persister dans l'erreur avec bravade. On peut s'asseoir au fond de son trou, décider d'y accrocher des napperons et de mauvaises reproductions de Monet et appeler ça "maison".
On peut aussi s'arracher les ongles en essayant de remonter à la force de ses bras, prendre le risque de retomber encore plus bas et de casser un bibelot si on avait fait une pause à l'étape d'avant.

La plupart des gens sont des sortes de hobbits qui nichent au fond de leur trou. Il devient tellement confortable qu'ils finissent par oublier sa nature première. Ils creusent des galeries entre leurs trous respectifs et se découvrent des semblables troglodytes. Ceux qui essaient de remonter sont plaints pour leurs blessures et on s'interroge sur leur santé mentale. Pourquoi souffrir autant pour rien quand la vie dans les trous est tellement simple? L'existence de l'herbe, du soleil et du vent deviennent des mythes, seulement accessibles à ceux qui n'ont jamais creusé, mais les troglodytes affirment que même celui qui marche là haut a comme tout le monde un petit trou quelque part, avec au moins un guéridon, au moins une plante verte, au moins une photo de sa mère, mais qu'ils ont trop de fierté pour s'appeler troglodytes.

Vanité des vanités.

Bref. Il pourrait vivre différemment. Mais son trou ressemble à un palais souterrain depuis le temps qu'il creuse. Il a laissé ses rêves à la surface et depuis le temps ils doivent ressembler à ces squelettes blanchis par le temps, comme on dit dans les romans d'aventure.
Pourquoi blanchis? Il ne s'est jamais tellement demandé si le temps lavait plus blanc que blanc ou si l'os blanchi avec l'âge, mais "os blanchi par le temps" déclenche chez le lecteur un acquiescement un peu pavlovien, même en cas d'ignorance pratique de la chose squelettienne.

Et voilà que son esprit divague encore.

Fut un temps, quand il se piquait de devenir un jour dessinateur de BD, il lui servait à imaginer des scénarios alambiqués à base de fantasy pas très originale - dragons, chevaliers, princesses, circulez y'a rien à voir. Aujourd'hui il en parle avec un rictus désabusé, levant les yeux au ciel et jetant de temps en temps un rire sec proche du hoquet. Que j'étais naïf! Que je me croyais talentueux!

Dans ces cas là les autres troglodytes hochent la tête d'un air entendu. Chaque troglodyte a un rêve qui se promène en surface, depuis acteur jusqu'à championne de natation synchronisée, mais aucun n'admettrait devant un autre la douleur d'y avoir renoncé. Non, ils ont juste de nouveaux rêves, comme creuser cette nouvelle galerie que ma femme me demande depuis des mois mais j'ai pas une minute depuis la naissance du petit.

Tiens en parlant de ça, ça fait effectivement des mois qu'il doit accrocher l'hideux cadre de son Épouse. C'est un cadeau de ma mère chaton, quand elle viendra nous rendre visite elle se demandera pourquoi il n'est pas accroché.

Rien à voir avec un goût personnel, une émotion, un coup de cœur. Merde ça devrait être ça l'art pourtant, elle n'était pas sensée s'y intéresser?

Elle est une troglodyte, ça ne fait aucun doute. Et s'ils ne s'était pas rencontrés dans une galerie... Il rit. Tiens, ça faisait longtemps. Une galerie d'art et un peu une galerie de troglodyte entre son ennui et celui d'un collègue. Il l'avait trouvée à son goût parce qu'elle le flattait.

L'orgueil arme d'acier la pioche des faiseurs de trous.

PygmalionWhere stories live. Discover now