8- Caleigh

254 24 2
                                    


26 octobre 2014

« Essaie de t'amuser. »

Les paroles de ma sœur n'ont cessé de tourner en boucle dans mon esprit la semaine suivante. J'ai bien conscience de ce qu'elle me demande et du fait qu'elle s'inquiète pour moi, mais voilà : sortir avec des gens, aller dans des soirées organisées par des fraternités, tout ça n'est pas dans mes habitudes. C'est un fait, je ne suis pas de celles qui se lient facilement.

Pour tout dire, j'ai un peu de mal avec mes pairs. Tous ces trucs de socialisation, ces codes – qu'ils soient gestuels ou vestimentaires –, me passent au-dessus de la tête. J'ai très peu d'amis. En fait, si l'on excepte ma sœur, Mal et Monsieur Moustache, il se peut que je n'en aie pas du tout. Pas que ça me pèse, au contraire, je me sens très bien comme je suis. Je n'ai pas besoin de plus. Je suis ce qu'on pourrait appeler une solitaire – ou une asociale, si vous êtes de ceux qui ne m'aiment pas. N'allez pas croire que je sois à plaindre ou que j'en souffre, cet état de fait me convient tout à fait. Bien sûr, je m'entends plutôt bien avec mes collègues et quelques étudiants – il se trouve que je sais aussi me montrer aimable –, mais de là à envisager de sortir faire la fête avec eux, il y a un monde. Et ce n'est pas parce que je suis quelqu'un d'excentrique que cela fait de moi un boute-en-train, je serais plutôt du genre capitaine de soirée... enfin, si jamais j'y étais conviée.

De toute façon, les gens ont vite compris que m'inviter à quelque festivité que ce soit était peine perdue, je préfère rester chez moi, peindre, prendre des photos. Une raison à cela ? Disons que je suis très réservée, contrairement à ce que je veux bien montrer. Mon caractère bien trempé est une façade et si j'ai une grande gueule, c'est surtout pour empêcher quiconque de venir trop près. Et puis au moins, ça évite les déceptions. Peu de gens l'ont compris, ce sont d'ailleurs les seuls avec lesquels je m'autorise à m'ouvrir, les seuls qui comptent réellement – ma sœur et mon patron.

Sasha est ma "meilleure amie", quant à Mal, il a su abattre mes défenses. À la fois patient, bourru et subtil dans son analyse de la vie, il tient aujourd'hui le rôle de confident, même s'il a l'âge d'être mon père. En définitive, je ne suis pas aussi seule que Sash peut le croire puisque je les ai, eux. C'est bien assez, non ? Pourquoi essayer de me faire d'autres amis ? J'aimerais qu'un jour, ma sœur cesse de se faire autant de soucis pour moi et qu'elle ouvre les yeux : je ne suis pas un être seul et dépressif, je suis heureuse – même si je ne souhaite pas avoir une vie sociale correspondant à ses critères. À ses yeux, je devrais évoluer au milieu d'une bande de copains déjantés et avoir un petit ami. Je n'en ai pas, mais je n'en suis pas morte. Attendez, je vous arrête tout de suite, à 23ans, je ne suis pas une oie blanche et le sexe avec les garçons a toujours été fun. Simplement, ne pas avoir de rapport pendant des mois ne me gêne absolument pas. Ou peut-être que je ne suis pas tombée sur le garçon qui me fera changer d'avis. En attendant, je me concentre sur mes études. Finalement, je suis une fille modèle !

En parlant de ça, je m'apprête à honorer mes devoirs envers mes parents en me rendant comme tous les dimanches au traditionnel brunch familial. Encore dans mon appartement, je m'évertue à trouver une tenue adaptée. Aujourd'hui, j'ai décidé d'innover, c'est mère qui va être contente ! Plutôt que d'arriver en guenilles, comme elle a coutume d'appeler mes habituels jeans usés et mes chemises trop grandes, je vais porter des vêtements plus classiques : pantalon cigarette, chemisier en soie écru et derbies aux pieds. Je n'essaie pas de me montrer subtile, au contraire lorsque mes parents vont me voir habillée comme pour aller à l'église, ils comprendront que j'ai une nouvelle à leur annoncer. J'ai dit que je me rendais chez mes parents pour faire mon devoir filial, pas que j'y allais en paix, ni sans aucune arrière-pensée. Sinon, ce ne serait pas drôle.

Je ne déteste pas mon père et ma mère, ils nous ont bien élevées Sasha et moi, mais ce sont des personnes assez froides et plutôt guindées. Nous n'avons vraiment manqué de rien à part un peu de chaleur. Mère s'est toujours efforcée d'être la meilleure possible en participant à toutes les réunions de parents d'élèves, en étant de toutes les collectes et tout ce qui avait trait à notre éducation. Mais, à mes yeux, ça n'était que de la poudre aux yeux. Mon père était absent la plupart du temps, partageant ses journées entre l'hôpital et le green où il tapait la balle avec ses amis chirurgiens.

Ma mère, une fois la porte fermée, passait son temps à soutenir des organisations caritatives, elle était bénévole au dispensaire, animait un club de lecture et... bref, elle aussi n'avait que peu de temps à accorder à ses deux filles. Lorsque par hasard nous en avions, cela revenait généralement à écouter un véritable cours magistral sur le savoir-vivre en société.

Heureusement que nous avions une gouvernante. Aux yeux de tous, nous étions la famille rêvée – même pour celles et ceux ayant le même statut social – et à l'école, je m'en souviens, les autres enfants nous disaient à quel point nous étions chanceuses. Moi, j'aurais voulu que père et mère soient un peu moins parfaits et un peu plus présents. Avec le temps, je m'y étais faite puisque l'absence de mes parents impliquait beaucoup de liberté pour moi. Et franchement, j'en ai profité. À douze ans, j'étais indépendante et surtout un électron libre. De plus, les choix que j'ai pu faire n'ont pas toujours été de leur goût et à vrai dire, même si quelque part je m'amuse à essayer de rendre mère chèvre depuis mon adolescence, j'ai toujours eu cette désagréable impression que quoi que je puisse faire, ce ne serait jamais assez bien. Lorsque mère me regarde, je ne vois que de la déception dans ses yeux. Plus jeune, cela me touchait, aujourd'hui, non. Je me contente de faire figuration durant nos réunions familiales.

Tout est codé, millimétré chez les Valiant. Maintenant que j'y pense, pas sûre que mon annonce leur plaise. Comment leur faire changer leurs habitudes. Venir au brunch du dimanche matin est comme une tradition perpétrée, pardon : perpétuée depuis des siècles, et j'exagère à peine. Chaque dimanche, nous répétons les mêmes gestes, à commencer par mon arrivée chez eux. C'est le moment où nous nous voyons et où nous nous donnons des nouvelles. Tous les dimanches, nous socialisons selon les codes inhérents à notre famille. C'est plus qu'une occasion de nous réunir – sans Sash, puisqu'elle se trouve à l'autre bout du pays – c'est un véritable rituel.

Monsieur Moustache vient se frotter à mes jambes en ronronnant avec insistance, m'arrachant un sourire attendri. Je le gratte entre les oreilles tout en lui promettant de revenir très vite. On se demande qui je suis en train d'essayer de rassurer : lui ou moi ? Après tout, je ne pars que quelques heures, pas une semaine ! Si l'idée de ce brunch me paraît être une véritable torture, c'est tout simplement parce que m'imaginer sur le feu croisé des questions de mes parents me met mal à l'aise. Et là je sais qu'ils en auront une tonne, puisque j'ai raté plusieurs de nos rendez-vous dominicaux. Pas que je l'aie fait exprès, mais entre la rentrée scolaire, les cours, mon travail à l'UAC et ma visite à Sasha, je n'ai pas trouvé le temps. Après un dernier coup d'œil à mon miroir, j'attrape mon manteau et je m'en vais.


A tes souhaitsWhere stories live. Discover now