Chapitre 1 : Moi et elle

4 0 0
                                    

Assise sur une chaise, au balcon de ma maison, je fixais le ciel noir. Attendant patiemment que de ses entrailles s'échappent les gouttes de pluie, qui fuient les mornes nuages gris pour venir saluer la terre. Curieuse de voir à quoi ressembleraient chacune des gouttes que je verrai quitter les cieux. J'avais pris la peine de poser mes lunettes devant les yeux, tenant à les voir et à les analyser le mieux possible.

Soudain, droit dans mon champ de vision, descendant à la verticale dans la rue, une goutte d'eau. Puis deux gouttes d'eau. Puis trois autre les rejoignent, et progressivement, devant l'encadrement formé par le balcon et son petit toit, s'affichait un rideau de pluie. Les premières gouttes étaient toujours plus petites, les suivantes toujours plus longues et fines, semblables à des petites mèches de cheveux, sans réelle couleur, comme si les nuages se refaisaient une coupe au-dessus de nous.

Je m'approchai de la barre servant de rebord, et contemplai avec une fascination certaine les différentes perles d'eau qui étaient venues s'y agripper. L'une d'entre elle était trop grosse, et tremblotait sans cesse, jusqu'à couler le long de la barre, telle une larme. Une autre s'allongeait à l'horizontale. Et une troisième était particulièrement petite, aussi petit que les boutons d'acné auxquels ma sœur peut se retrouver confrontée, et qui parviennent malgré tout à la mettre dans tous ses états.

J'entendis alors la baie vitrée s'ouvrir derrière moi.

« Quand on parle... enfin quand on pense au loup... » pensai-je.

« -Marion ! m'appela ma frangine. Mais qu'est-ce que tu fais encore dehors, à choper la crève ? Je comprendrai jamais cette passion morbide pour la pluie.

-Bon, ça va, je rentre... » marmonnai-je.

Je pénétrai à l'intérieur de notre banal mais chaleureux salon d'appartement, trainant les pieds avec mes chaussons-lapins. Alors que je m'apprêtai à rentrer dans la chambre que moi et ma sœur partagions, je vis cette dernière en sortir à toute vitesse, l'air nerveuse et survoltée.

« -Mais c'est pas possible ! Mary, qu'est-ce que j'ai fait de mon peigne ? J'en ai besoin !

-Besoin maintenant ? Mais tu t'en fous, on se couche bientôt ! répliquai-je, agacée par son cirque permanent.

-Mais... c'est une amie qui m'appelle... Elle veut que je la rejoigne... répondit-elle d'un ton impatient, en fouillant frénétiquement sous les coussins posés sur le canapé du salon.

-Ton peigne est dans la seconde étagère de ta grande armoire, dans la chambre, lui annonçai-je d'un air blasé.

-C'est vrai ? T'en es sûre ? s'écria-t-elle en fonçant à nouveau dans notre repaire.

-Oui, j'en suis sûre. Car tu ne le ranges jamais ailleurs... » soupirai-je, en demeurant devant l'embrasure de la porte.

Elle revint le peigne en main, un éclat victorieux dans le regard, me demandant affectueusement ce qu'elle ferait sans moi. Je la regardai se rendre à la salle de bains, me demandant ce qu'il y avait à arranger dans une chevelure aussi lustrée. Je retournai dans la piaule, sautai sur le plumard inférieur des lits superposés, et allumai la large télé plate d'en face, me laissant abrutir devant des images qui bougent.

J'entendis la porte claquer. Ma sœur était partie, Agathe m'avait encore abandonnée pour une énième camarade.

Agathe et Marion Thévert, c'étaient de vraies jumelles. Elles étaient toutes les deux fines et de taille moyenne, de longs cheveux bruns, raides et épais, atteignant le bas des omoplates, les joues constellées de taches de rousseur, et de grands yeux noisettes. Et pourtant, ces deux sœurs n'étaient pas bien difficiles à différencier. Agathe était une fille parfaite. Sa crinière était toujours impeccable, nouée bien souvent en une énergique queue de cheval, le visage constamment délicatement maquillé et le corps paré des tenues les plus chics et les plus tendances, minies-jupes, chaussures à talons et bijoux dorés toujours au rendez-vous. Et il y avait Marion –moi, quoi-, la jumelle un peu moins réussie. Celle qui gardait les mêmes vêtements grisâtres pendant des semaines, était toujours chapeautée d'un bonnet couleur souris que toute la maisonnée dénigrait, avait toujours les cheveux gras et mal coiffés.

Agathe, c'était la bonne jumelle. Celle qui était gentille avec tout le monde, même avec les personnes qu'elle détestait. Celle qui était tellement sociable, et possédait un si grand nombre de sympathiques connaissances, qu'elle passait plus de temps dans la rue que dans l'appartement. Je la trouvais hypocrite mais personne ne partageait mon opinion, ne voyant en ma sœur qu'une adolescente des plus aimables. Elle était constamment dynamique, s'attelait à toutes sortes de taches ménagères dès qu'elle en avait le temps, ce qui pour le coup, s'apparentait davantage pour moi à une gentillesse plus pure. Tentant le plus souvent possible d'avoir l'air sous son meilleur jour, même lorsqu'elle se sentait accablée d'un grand chagrin, cherchant toujours à faire rire son entourage. On s'en doutait avec son physique d'athlète, Agathe était également une grande sportive. Mais il fallait également savoir qu'elle était douée dans quasiment toutes les matières, et étant animée d'un grand courage, elle s'encombrait toujours d'options peu aisées. Bref, ma sœur était quelqu'un de parfait. Personne ne reprochait ses vrais défauts, à savoir sa superficialité et ses quelques preuves d'hypocrisie, mais personne ne finissait de décrire ses qualités. 

Moi, Marion, j'étais une version un peu ratée. Je bougonnais souvent, avais dans la majeure partie du temps un air mélancolique. J'étais une feignante, agissant toujours avec une énergie moindre. Lorsque le soleil était présent, j'occupais mon temps soit à jouer aux jeux vidéos dans ma chambre, ou à regarder des dessins animés. Et lorsqu'il pleuvait, je partais sur le balcon observer les gouttes de pluie. Mes résultats en cours n'étaient jamais impressionnants, mais je m'en sortais régulièrement avec le moyenne. Cela me suffisait, mais ce n'était pas l'avis de ma mère, persuadée que mes efforts étaient en deçà de mes véritables capacités. Je n'avais aucune activité et n'aimais guère voir du monde, ce qui m'amenait à rester souvent cloîtrée dans ma chambre, avec mes peluches pour seule compagnie. Je n'étais pas non plus sans ami. Au lycée, j'avais Bertrand pour unique acolyte. Je ne cherchais pas forcément à m'en trouver d'autres, ignorais même si cela m'intéressait. Bertrand n'était pas très malin, mais il était gentil et n'était pas du genre à poser trop de questions, et cela me convenait.

Je n'étais qu'une pale copie d'Agathe. C'était ainsi que je me voyais. Cette façon que j'avais de voir les choses était renforcée par le fait que j'étais de quinze minutes la cadette.

On pourrait penser que je n'aimais pas ma sœur. C'était souvent ce que s'imaginaient ses amis, mais ce n'était pas vrai. J'adorais ma frangine. Je ne savais pas si j'avais envie d'aimer autant le monde comme elle le faisait... ou comme elle voulait donner l'illusion de le faire. Mais j'étais sûre d'une chose : je voulais être appréciée et admirée autant qu'elle l'était. Je devais avouer qu'elle m'impressionnait avec sa si grande aisance pour dialoguer avec autrui, et je rêvais de pouvoir faire pareil. Mais concrètement rien ne me motivait à être plus reconnue, je n'étais pas certaine de ce que cela pourrait m'apporter. Je me contentais de voir de loin ma sœur, auprès de ses nombreux amis et de ses encore plus nombreux prétendants.

Me contentant de me sentir fière, fière comme peut l'être une personne qui côtoie intimement une star. Bien que cette fierté était mêlée avec de l'agacement et de la jalousie. Ce n'était même pas d'Agathe dont j'étais jalouse, même si c'était elle la source de mon énervement. J'enviais tous ses camarades qui avaient ma jumelle pour eux tout seuls. Je pensais à toutes les blagues qu'ils devaient se dire, à tous les secrets qu'elle devait leur révéler et qu'elle ne disait jamais à moi. En pensant à tout cela, je me sentais tellement seule...

Lorsque nous étions petites, je ne voyais pas quel intérêt il pouvait y avoir à ce qu'Agathe et moi nous nous fassions des amis. Nous jouions toutes les deux ensemble, et je trouvais cela suffisant. Ma sœur était déjà plus sociable et me réclamais souvent à ce qu'on aille jouer avec les autres enfants de notre classe, mais je refusais catégoriquement à chaque fois. J'adorais ma jumelle, et je voulais la garder jalousement. Mais sans doute en a-t-elle eu marre de mon comportement et lorsque nous sommes arrivées au collège, elle est rentrée dans l'univers de la sociabilité. Elle m'y a conviée plusieurs fois, mais en voyant toutes les filles superficielles et crâneuses de son nouvel environnement amical, j'ai préféré rester seule dans mon coin. Avec les années, un fossé s'est progressivement crée entre elle et moi. Tandis qu'elle ne cessait de devenir de plus en plus sociable, j'en devenais de plus en plus renfermée. Au point de ne jamais me faire d'amis avant Bertrand, rencontré au lycée.

« On est pareilles... et pourtant je ne lui ressemblerai jamais assez. Je n'existerai jamais autant qu'elle existe. Je ne suis qu'une copie.» 

Je suis ma jumelleWhere stories live. Discover now