chapitre 15

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Il y a chez tout être humain un fort instinct de préservation de soi. Certains ont appris à l'écouter et s'en servir, d'autres au contraire, l'ont laissé s'étioler au fil des ans, jugé inutile et surfait, s'en réduisant au minimum vital. En ces jours, cependant, l'instinct est bien plus rarement sollicité qu'il le fut jadis, et loin sont les temps où il était le véritable tributaire de notre survie.

Rares sont les fois, bien sûr. Mais il n'en faut qu'une pour faire pencher la balancer d'un côté ou de l'autre. Du noir ou du blanc, le jeu de la survie.

Sokaro percuta de l'épaule la benne à ordures qui se dressait sur son chemin ; titubant sous l'impact, sifflant entre ses dents crispées quelques injures douloureuses. Pareilles à des échos, ses souffrances revinrent taquiner sa conscience en vagues brûlantes qui lui coupèrent le souffle, cherchant à perforer ses poumons mis à mal. Une myriade de taches blanches, papillons de lumière, éclatèrent comme autant de bulles de savon dans le champ rétréci de sa vision vacillante, trahissant les prémices d'un malaise.

L'homme gronda, trainant sa cheville brisée dans le sillage de sa marche laborieuse, poussé par la volonté farouche d'atteindre sa voiture, garée un peu plus loin. Tomber ici et maintenant revenait à y rester. Définitivement.

D'un nouveau gémissement, il fit quelques pas supplémentaires, ne tournant dans son esprit qu'un même mantra d'ordres confus, un besoin primordial de regagner son putain de van. Lorsqu'une pointe chauffée à blanc parut percer son cœur, Winters s'arrêta, la respiration en lambeaux. Il se stabilisa tant bien que mal avec l'aide du mur à sa gauche, ajustant par réflexe son épaule blessée pour ne pas y reporter tout son poids. Luxée, pas brisée, ce n'était pourtant que le cadet de ses soucis à l'heure actuelle. Son esprit imbibé d'alcool fit l'inventaire de ses trop nombreuses blessures, son cerveau ralenti tentant tout de même de lui faire comprendre qu'il perdait bien trop de sang depuis qu'il avait été attaqué et qu'il ne tiendrait guère plus longtemps.

Son seul salut venait de ce van noir, qu'il distinguait difficilement dans l'obscurité nocturne, si proche et pourtant terriblement loin.

Sokaro avait toujours été un excellent agent de terrain. Pas d'un point de vue administratif où il donnait bien du fil à retordre aux gratte-papier, mais à l'extérieur, il faisait partie de la crème des officiers. Vif, précis, il avait l'art et la manière de trancher fermement dans le tas sans manifester la moindre hésitation ; une qualité fort appréciable dans le métier qu'il faisait. Et si certains critiquaient ses méthodes peu soigneuses, jamais il n'y avait prêté grande attention : qu'importait donc le comment, s'il pouvait accrocher un nouveau cadavre à son volumineux tableau de chasse.

Sokaro était un vétéran, le chasseur par excellence qui avait traversé les années en cumulant les victoires.

Ce soir, il avait la désagréable impression de n'être plus qu'un bleu. Un de ces misérables sentimentaux qu'un peu de sang venait à faire tourner de l'œil, novices tremblants et filiformes derrière la monture de leurs lunettes qui ne survivaient presque jamais à leur première chasse. Une misérable petite souris prise entre les griffes du chat, engagée dans un jeu qu'elle ne pourrait malheureusement pas gagner.

Nombreuses étaient les règles, code d'éthique, qui régissaient leur ordre et leurs fonctions. L'une d'elles, souvent reprise avec un humour aussi douteux que bancal —il n'avait jamais été versé dans ce domaine, après tout— demeurait cependant l'un des fers de lance de la survie des agents.

Un chasseur sachant chasser ne sort jamais sans son fusil…

Sokaro aurait dû être plus prudent. Il le comprenait, maintenant, cette règle qu'il avait pourtant toujours appliquée à la lettre se retournait finalement contre lui. Toujours sortir avec son fusil, toujours assurer ses arrières, quand bien même le service est fini. Pourquoi avait-il dérogé à cette loi fondamentale ? Pour ce soir, pourquoi maintenant, pourquoi cet enfant de salaud qu'il entendait le suivre dans son dos ?

anamía Where stories live. Discover now