La Colombe et le Roi

3 - DEVENIR UNE COLOMBE

Ophélia avait un défaut, qui était celui de réfléchir beaucoup trop. Ses pensées la maintenait parfois éveillée jusqu'au petit matin, incapable qu'elle était de les faire taire pour de bon.

Ce soir là, à l'issue d'une longue journée riche en émotions et en évènements, c'était au visage du Roi qu'elle songeait. Il eut été mensonger de sa part de dire que ce dernier ne l'avait pas troublée. À vrai dire, ce n'était pas tant sa beauté qui avait marqué son âme, mais le fait qu'elle s'était attendue à un tout autre type de personnage. Le Roi Haemon avait en effet une réputation des plus sulfureuses. On le disait imprévisible, impulsif, parfois féroce. Il avait beau gouverner sans être un tyran, il n'en était pas moins craint de ses sujets. Dans les yeux qu'elle avait contemplé ce matin, Ophélia n'avait pas décelé la moindre trace de cruauté. Se pouvait-il que les rumeurs courrant au sujet du souverain ne puissent être que le fruit des commérages? Des mauvaises langues mal-intentionnées? La jeune femme se retourna dans son lit. Non, plutôt que de tirer des conclusions hâtives, il lui valait mieux attendre de voir ce que le futur allait lui apporter. Elle n'avait vu le Roi qu'une seule fois. Il était encore trop tôt pour déterminer quoi que ce soit.

Les jours qui suivirent furent rudes pour les nouvelles Colombes. Elles se faisaient éveiller dès l'aube par Dame Aliénor — laquelle ne se gênait pas pour les tirer du lit de la façon la plus bruyante qui soit — et à la fin d'un petit-déjeuner rapide, se réunissaient dans la salle du premier jour où différents précepteurs les attendaient. Elles eurent droit à des cours de bonnes manières, de géographie, d'histoire, de danse, de culture... toutes ces choses qu'une bonne courtisane se devait de connaître. Si ses camarades avaient bien du mal à rentrer dans le moule, Ophélia eut moins de difficultés à cela. Elle avait été entraînée à ces différents domaines depuis sa plus tendre enfance.

La jeune femme était consciente qu'elle avait eu beaucoup de chance au cours de sa vie, particulièrement en naissant au sein de la famille des Pandula. S'ils n'étaient originellement que des humains, ils avaient un long passé amical avec les sorcières et les magiciens. C'était d'ailleurs de cette amitié qu'était né le fameux tatouage symbolique commun aux descendants de cette lignée et dont on marquait les nouveaux-nés dès qu'ils sortaient du ventre de leur mère. L'histoire derrière cette tradition était un secret soigneusement gardé par la famille, et Ophélia avait fait le voeu qu'elle n'en parlerai jamais à quiconque. Le Comte Anton de Pandula correspondait régulièrement avec des magiciens de ses amis, vivants dans des royaumes voisins, là où la sorcellerie n'était pas aussi mal-perçue qu'ici. Aussi, lorsqu'Ophélia avait commencé à manifester des talents propres aux sorcières (notamment en faisant léviter son lit dès un jeune âge), les Pandula s'étaient empressés de passer le cape de la surprise pour s'employer à la préparer, dans l'espoir qu'elle soit recueillie parmi les Colombes du Roi. La loi était la loi, que l'on fut noble ou paysan, il fallait s'y plier.

La véritable épreuve pour Ophélia fut de s'habituer au climat de Navarelle. À Pandula, il n'y avait que deux saisons: l'automne et l'hiver. De ce fait, il s'agissaient d'une zone montagneuse avant tout, et les terres plus plates de la région étaient recouvertes d'un épais manteau de neige huit mois sur douze. Cela rendait l'agriculture difficile, et le pays dépendait beaucoup des régions alentours pour se sustenter. Toutefois, Pandula avait également ses points forts et était de ce fait particulièrement reconnue pour la qualité des matériaux provenant de ses mines d'argent et de fer. Elle n'en restait pas moins une région mineure au sein de l'immense royaume de Worthshine, ce qui expliquait la surprise d'Ophélia lorsqu'elle avait entendu le Roi prononcer le nom de son père. Passer du climat glacial de Pandula à celui, plus doux et tempéré de Navarelle causait un choc à la jeune femme. Elle eut bien du mal à dormir les premières nuits, mais au fil du temps, elle finit par s'y faire.