CHAPITRE DOUZE .3

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Prévenue par le baron, elle observait le jeu des participants et devinait les alliances qui avaient été nouées. Le vénérable jouait admirablement bien son rôle. C'était un fin politique, comparé aux autres membres et nul doute qu'il était à l'origine de cette cabale.

Interrogée sur les manœuvres, les explications de Tranit furent toutes confirmées par le légat et les autres commandants de bataillons et pourtant, le vénérable parvint à placer ses petites piques, préparant le terrain pour d'autres.

En fait, c'est quand Tranit présenta ses tablettes avec les comptes que maître Bornarou se lança à son tour et lui reprocha d'avoir pour ainsi dire usurpé sa position de commandant.

Le fielleux marchand reprocha même au légat d'avoir nommé Tranit sans en référer à lui, le principal pourvoyeur de fonds. Le vieil officier en fut choqué et Tranit décida d'intervenir pour lui couper la parole avant qu'il ne s'attire lui aussi des ennuis.

— Aucune autre personne que moi n'était qualifiée pour occuper ce poste ! Puisque l'officier responsable était incapable d'assumer ses fonctions, le légat a fait le bon choix. Il en avait le droit, le devoir même. Le conseil d'Outre-berge peut présenter, recommander un candidat, mais c'est le légat qui choisit en dernier lieu. Si cela ne plaît pas aux responsables du bourg, c'est un autre problème.

— Non, cela ne plaît pas ! Bornarou était rouge de colère, mais ne savait comment poursuivre.

— Un dirigeant devrait savoir faire la part des choses, lâcha fielleusement Tranit. Elle ne pouvait se retenir malgré tout. Que vous choisissiez le responsable de la milice était votre droit, certes, mais vous auriez pu avoir l'intelligence de choisir quelqu'un d'apte à la tâche. Votre fils n'a aucune science militaire, encore moins d'intelligence. Je me demande comment vous pouvez conduire vos affaires en vous comportant si stupidement.

Maître Bornarou gonflait d'indignation et certains regards brillaient d'amusement en voyant le gros marchand taper rageusement du poing sur la table pour signifier sa colère.

Tranit sut qu'elle était allée un peu trop loin. Cela aurait été pire si un autre marchand bien vu de la communauté l'avait rabrouée, mais heureusement pour elle, le vénérable intervint de nouveau, pressé d'en finir.

— Les responsables d'une communauté doivent pouvoir compter sur la fidélité des responsables de la sécurité, sinon la tranquillité ne peut être assurée. Nos dieux nous apprennent qu'hommes et femmes sont égaux, mais nous savons que certains domaines ne peuvent être équitablement partagés et que les aptitudes diffèrent.

Les femmes sont bonnes conseillères de leurs maris, mais ne peuvent s'occuper aussi bien de postes aussi importants. Nous avons sans doute fait une erreur en accordant à Tranit une responsabilité si élevée. Tu viens de nous montrer à l'instant que tu ne pouvais pas garder la tête froide face à la moindre remarque. C'est de la responsabilité des parents de bien éduquer leurs enfants. Nous ne te le reprochons pas.

Tranit bouillonnait et serrait fermement les mâchoires devant l'insulte faite à son père. Son pouls s'était accéléré et elle sentait battre une veine sur sa tempe. Elle était la femme la plus gradée des milices depuis fort longtemps. Deux autres étaient lieutenantes, une dernière capitaine et presque un tiers des troupes étaient composées de femmes. C'était pitoyable.

La plupart des marchands approuvaient le vénérable de grands signes de tête approbateurs. Tranit baissa les bras et ne chercha pas à répondre. Au moins, elle avait évité au légat qu'il ne soit pris dans la tourmente. Elle vit que le baron pensait comme elle. Il y avait eu quelque chose de plus important que sa propre place en jeu.

— Le conseil d'Outre-berge peut remettre ma position en question à tout moment...

Le vénérable la coupa d'un geste, heureux de ce qu'il allait annoncer.

— Non, non, Outre-berge va être inclus dans notre cité. C'est à notre conseil que la tâche incombe maintenant. Et après avoir consulté des autorités fort bien avisées, il tourna la tête en souriant vers le jeune seigneur du Lannemezan, nous reconnaissons que nous nous sommes égarés en te nommant à ce poste.

Nous sommes donc autorisés à mettre fin à tes fonctions de commandement immédiatement. Le conseil va nommer un nouveau responsable. Nous avons de nobles familles militaires dont les enfants pourront certainement assumer cette charge.

Le vénérable se pencha vers le baron qui grimaça un sourire contraint. Tenter de l'acheter au su et à la vue de tous, l'insulte suprême pour un homme comme lui.

Tranit n'insista pas. Elle pouvait faire durer la discussion, pinailler et commencer à énerver tout le monde. Elle voyait bien que le vénérable avait pensé à tout et que par la suite il ferait son possible pour qu'elle ne retrouve jamais le moindre poste ici, quoique le baron ou le légat tentent.

— Soit ! lâcha-t-elle d'une voix forte. Que le conseil décide ! J'accepte sa décision. Qu'il me paye immédiatement mon dû comme il se doit et je m'en vais.

Il y eut un coup d'œil rapide entre le légat et Bornarou qui semblaient surpris que cela se passe finalement aussi bien. Le marchand regarda les plaquettes de cire.

— Il faudra demander au clerc de vérifier...

— Le clerc principal l'a fait juste avant d'entrer. Mes comptes sont justes. Regardez donc les sceaux ! Tranit se retint de justesse de le traiter d'imbécile. Soldez-moi immédiatement et je pars, déclara-t-elle fermement.

Le vénérable la regarda avec suspicion, craignant un mauvais coup, mais Tranit ne disait que l'exacte vérité. Là, subitement, elle ne voulait plus rien d'autre que de quitter cet endroit puant l'hypocrisie. Elle ne pensait pas pouvoir en supporter plus.

Sa fierté n'avait rien à voir dans cette histoire. Tranit savait qu'elle pouvait recevoir des critiques plus ou moins justifiées de personnes honorables, même de gens qu'elle n'appréciait pas particulièrement. Mais pas de ce genre d'individus. Pas d'arrivistes prétentieux, de manipulateurs cyniques ou d'usuriers sans scrupules.

Bornarou maugréa en découvrant la solde qu'il devait lui verser, surtout que les deux derniers mois n'avaient pas encore été payés et que les manœuvres ajoutaient une belle somme au dû. Il sortit lui-même le double-soleil d'or et les trois lunes d'argent qu'il devait et Tranit signa de sa chevalière sur la plaquette de cire.

Elle empocha l'argent dans un silence étonnant, salua l'assemblée d'un geste absent et se débarrassa de sa cape de laine qui lui couvrait les épaules, de sa broche distinctive d'officier d'Outre-berge et de ses insignes de commandant de la milice en bronze, qui sonnèrent lugubrement lorsqu'elle les jeta sur la table la plus proche d'elle, avant de partir sans rien ajouter d'autre.

Un enseigne lui ouvrit la porte et immédiatement elle vit des dizaines de regards se tourner vers elle, les gens se demandant ce qui se passait, ou bien, prévenus que quelque chose pouvait se produire, attendaient, espéraient que quelque chose arrive. Sur le coup, Tranit retint un sanglot et avança comme si de rien n'était, ignorant les regards interrogateurs.

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Vixii

Les larmes de Tranit - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant