Chapitre six

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― Certains prodromes ont pu passer inaperçus... Un évènement tel que celui-ci est souvent précédé de ce que l'on appelle un AIT. C'est un petit accident cérébral qui n'est pas...

― Je sais ce que c'est ! Ce que je ne sais pas, c'est pourquoi personne ne s'en est rendu compte !? Vous êtes payé à rien foutre ou quoi ?

― Mademoiselle, nous comprenons tout à fait votre détresse mais s'il-vous-plait, calmez-vous...

― J'vous emmerde putain !

Je ne devrais pas agir ainsi, m'en prendre au personnel ne changerait pas le cours des choses. Ça n'avait rien d'acceptable mais la douleur agissait ainsi : elle vous submergeait, faisait ressortir le pire en vous. Toutes vos craintes sortaient de leur tanière et vous prenaient à la gorge. Elles vous maintenaient jalousement dans les dédales de vos pensées, tissant une prison personnelle et terrifiante.

Voir Hélène immobile sur ce lit, télé éteinte et teint livide, fit ressurgir toutes les émotions que j'enfouissais depuis le décès de mon père. Sa peau ridée semblait de cire. Froide. Froide comme si la Faucheuse avait apposé sa marque létale.

Seigneur je vous en prie, ne me l'enlevez pas maintenant. Pas encore.

L'enfant en moi ressentait le besoin de grimper sur le lit. Je voulais me blottir contre elle et sentir une dernière fois son parfum de vieille femme ; tant pis si j'outrepassais ses limites affectives, il le fallait. Dans un dernier recours je m'assis à ses côtés, cherchant vainement à lui prodiguer un peu de ma chaleur corporelle.

Après avoir tourné en rond durant de trop longs instants et menacé plus de la moitié du personnel, l'impuissance m'accablait.

Durant un bref instant de répit je puisais mon réconfort en elle. Sa peau glacée me fit frissonner mais sa présence apaisa le démon sur mon épaule. La colère sourde qui bouillonnait laissa place à un afflux massif de peine. Le barrage céda et, recroquevillée à ses côtés, je m'effondrai.

Je n'étais pas étrangère à ce déferlement qui prit possession de mon être. Différents praticiens m'y avaient préparée au cours de mes études et j'avais assisté à de nombreuses crises d'angoisses de la part de mes patients. Pourtant, lorsqu'une boule se forma et m'empêcha de respirer, je ne pus empêcher la panique de me gagner. Mes mains se saisirent instinctivement de ma gorge et mes pleurs se répercutèrent avec violence contre les murs de la chambre.

J'étouffais.

Une masse noire et diffuse empêchait toute brise d'atteindre mes poumons. Elle m'enveloppait et faisait courir d'insupportables frissons le long de mon échine. J'avais le sentiment d'être prise au piège.

Hélène.

De chaudes larmes tombèrent dans le creux de sa nuque mais sa peau resta de marbre : la vie désertait son corps décharné et je ne pouvais rien faire pour altérer ce processus inéluctable.

Les sanglots redoublèrent alors qu'une sensation nouvelle de désespoir s'emparait de moi. J'avais toujours évolué telle une âme vagabonde, solitaire par choix et par facilité. Mais ce vide que présageait l'absence d'Hélène ? il me terrassait.

― Mademoiselle ? Inspirez profondément, ça va passer.

La voix de l'infirmière me parvint dans un écho lointain. Je la savais présente quelque part dans la pièce, mais mes sens perturbés semblaient faire abstraction de tout ce qui n'était pas Hélène. Seule elle m'importait. Si mes larmes ne l'aidaient en rien, elles exorcisaient au moins ma détresse.

J'inspirais urgemment une bouffée salvatrice et son odeur enivra mes sens. Ça sentait la lavande défraichie, le vieux, l'usé ; c'était comme entrer dans une maison de vacances pour la première fois après des mois d'absence. Touche de douceur dans ce ciel obscur.
Ces sentiments m'étaient étranger mais ils éveillèrent quelques souvenirs déchus qui inondèrent mon cœur. Alors que la fragrance s'évaporait, emportant avec elle les réminiscences d'un passé révolu, ma respiration s'apaisa.

Les bips incessants du tensiomètre me ré-ancrèrent à la réalité tandis qu'on m'effleurait l'épaule.

― Oui, vous seriez mieux assise, acquiesça vivement l'infirmière.

Je redressai le buste et m'inquiétai des appareillages.

La systolique était encore trop élevée mais cela résultait probablement de son attaque. Le médecin attendait les résultats du scanner cérébral avant d'établir un diagnostic arrêté.

Sur les moniteurs, la fréquence respiratoire paraissait normale, mais le bleu qui gagnait ses extrémités, lui, trahissait une cyanose bien installée. Les os saillaient sous sa peau diaphane, conséquence du cancer qui l'emportait en silence depuis des semaines. Personne ne m'avait jamais informé de ce déclin prématuré, me laissant découvrir celui-ci avec amertume.

Je pinçais ses chairs et la persistance d'un pli cutané m'indiqua un stade de déshydratation avancé.

― Les soins ont-ils été arrêté d'après vos directives ?

― Non.

Le médecin trancha sans une hésitation : des erreurs avaient été commises et il le reconnaissait franchement.

Son honnêteté me força à confronter mes peurs : l'une, en particulier, me poursuivait depuis notre arrivée à l'hôpital. A l'instar des vieilles histoires, je craignais qu'une fois prononcée à voix haute et intelligible, celle-ci ne se réalise.

D'un geste rageur je séchai les dernières traitresses de larmes et inspirai profondément. Je forçai ma poitrine à se soulever à intervalles réguliers et rivai mon regard sur le professionnel penaud.

― Est-ce qu'elle est... vous savez... à l'agonie ?

Il étudia le dossier papier que maintenait l'infirmière et s'intéressa aux paramètres vitaux quelques instants. Avant de répondre, il verrouilla son regard au mien. Il me scrutait, jaugeait ma capacité à encaisser l'abominable vérité. Lorsqu'il trouva ce qu'il désirait, un souffle pénible s'échappa de son corps.

― Oui, elle l'est.

Il poursuivit avant que je ne m'exprime :

― Je ne parviens pas à comprendre comment ces terribles erreurs ont pu se produire, et sachez que nous ferons la lumière sur ces faits, mais l'état de Madame Girard s'est gravement détérioré. Lorsque nous aurons les résultats du scanner, nous pourrons assurer les derniers soins de confort nécessaire à son bienêtre et l'aider à partir sereinement.

― Vous ne pouv... ce n'est pas...

Non !

― Je sais que vous prétendez être forte, mais ce n'est pas un aveu de faiblesse que d'être bouleversée. Vous n'avez pas besoin de réprimer vos émotions, pas ici.

Des émotions ?

Je serai sa main frêle entre les miennes et y déposai une vague caresse du pouce. Difficile d'imaginer que ce geste tendre, le premier, serait également le dernier.

Mon cœur était fait de pierre, n'importe qui le devinait au premier regard. Pourtant, tout au fond de moi, quelque chose d'inconnu oscillait dangereusement entre puits sans fond de culpabilité et rage déraisonnable.

― Sachez qu'une équipe de professionnels est disponible si vous ressentez le besoin de mettre des mots sur cette douloureuse épreuve.

Tout dans son discours indiquait qu'Hélène n'était déjà plus des nôtres. Il parlait d'elle comme si son corps ne reposait pas contre le mien, comme si les résultats attendus ne possédaient plus aucune valeur dans la balance de sa vie. Encore un peu et il me distribuait des tracts pour les pompes funèbres.

Ces mots déclenchèrent un feu incandescent et dévastateur qui s'exprima en une plainte lugubre :

― Allez tous vous faire foutre putain.

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