1- Un naufrage annoncé

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Ary

Le monde dans lequel je vis me semble parfois si superficiel. Tout est une question de paraître. Il faut, sans cesse, prouver que l'on est heureux, que la richesse est au rendez-vous et que l'amour nous tend la main. La notion de réussite sociale valide notre existence.
Pourtant si l'on gratte un peu à la surface, la couche de vernis s'écaille facilement.

Je suis loin de toutes ces préoccupations. Je dirais même que je m'y perds.
Suis-je heureuse? Je n'en sais rien. Je vis. Et cela est bien suffisant.
Suis-je riche? Pas le moins du monde. Mon travail d'infirmière me prend tellement d'heures de vie pour un salaire si maigre que je ne trouve ni le temps, ni l'argent pour me faire plaisir. Et que m'offrirais-je si j'en avais la possibilité ? Je dois être la dernière des matérialistes.
Suis-je amoureuse? Voilà une notion plus qu'abstraite pour moi. J'évite tout ce qui nuit au calme de mon coeur.

Chaque jour, je me lève, je me rends au travail et je rentre épuisée. Je m'occupe de patients isolés dans différents quartiers difficiles de Séoul, n'hésitant pas à m'éloigner dans les banlieues défavorisées. Je n'ai pas de répit, la maladie ne prenant pas de vacances. Mais quelqu'un se soucie-t-il de moi? Hier, j'aurais répondu oui. Aujourd'hui, je n'en suis plus sûre.

La photo des deux trublions accrochée au mur de notre cabinet pour l'inauguration me rappelle que je noircis peut-être un peu le trait. Je ne suis pas seule puisque pour me seconder dans ma tâche, je peux compter sur ma collègue Lisa, symbole même de la joie de vivre et de la liberté. Toujours très pétillante, elle sait s'affirmer et se lance dans des projets inconscients alors que je suis une adepte de la réflexion et de la prudence quand il s'agit de ma vie alors que la santé des autres passent en absolue priorité. Ma vie personnelle rentre dans une case et je m'assure qu'aucun pli ne vient entâcher ce fait. Je suis consciente de ma difficulté à analyser le véritable fond des gens et préfère ne pas aller vers les autres plutôt que de prendre le risque de me blesser. Étant parfaitement entourée, je ne ressens pas le besoin d'afficher un nombre d'amis extravagant pour comprendre que la qualité prime sur la quantité.

Celui qui confirme cette vérité est une personne en qui j'ai une confiance aveugle. Kai est un sportif à la carrure très plaisante qui fait le bonheur des patientes et calme les récalcitrants. Et je l'admire user de son physique pour tenter de me faire désespérément plier.

— Tu n'aurais pas dû accepter cette nouvelle cliente, me dit-il, l'air embêté pour la dixième fois.

— Cette vieille dame n'a trouvé personne pour assurer ses soins. Elle a plusieurs prises de tension à faire ainsi que des piqûres et aucun cabinet n'a accepté ses demandes. 

— Justement, si personne ne veut se rendre dans cette zone de Gangbuk, ce n'est pas pour rien. Tu n'as rien à y faire, tu es une femme donc vulnérable.

— Cela m'est égal, insisté-je les bras croisés pensant l'intimider du haut de mon mètre soixante. Puis tu sous-estimes mes capacités d'autodéfense sous prétexte que j'ai un vagin.

Ce dernier mot réveille son malaise et l'oblige à tourner la tête pour que je n'assiste pas aux rougeurs sur ses joues. Kai est encore de la vieille école qui parle peu de sexe en dehors du cercle de concubinage. Or, nous ne sommes que collègues et amis.

— Laisse-moi y aller à ta place, Ary. Ne joue pas les têtes brûlées. Je ne le répète pas pour te souler mais je m'inquiète pour ta sécurité.

— Elle a insisté pour que ce soit une femme. Et tu n'as pas ce qu'il faut où il faut.

— Je ne plaisante pas! Et puis elle est gonflée de jouer la difficile. Depuis quand est ce que le patient a voix au chapitre pour choisir le sexe de son infirmier?

Son air mécontent et dépité lui donne un visage attendrissant. Ce que je fixe un peu trop longtemps et il s'en aperçoit. J'ai le droit à une nouvelle pirouette pour des lèvres qu'il mordille.

— Tu as dit le mot sexe. Attention, Kai. Je vais me plaindre à ta mère de ton manque de pudeur.

— Ary, est ce qu'on peut avoir une conversation sérieuse cinq minutes avec toi sans que tu ne me fixes de tes beaux yeux gris?

— Ne me perturbe pas avec tes compliments, jeune tentateur. Et ils ont cette couleur car le ciel est sombre. Je te promets que je vais faire attention là-bas. Je te tiendrai au courant de ma capacité à survivre dans cet univers hostile et inconnu.

— Tu prends ta bombe au poivre, ce n'est pas négociable.

— Oui, daddy.

Je le perds à nouveau dans un tourbillon sur lui-même. Il est amusant de voir Kai manipuler des objets de massage et les faire tomber car ses mains tremblent. Si je le torture actuellement, c'est dans un esprit bon enfant car le simple fait de penser que notre lien puisse devenir sérieux et concret me terrifie.

Comme s'il le sentait, mon partenaire reprend son sérieux, récupère ma veste qu'il pose sur mes épaules puis me tend ma sacoche sans que je n'ai à le lui demander. Je considère que cela valide ma nouvelle prise en charge dans Séoul.

— Tu m'appelles quand t'arrives là bas et quand tu repars.

— Je le ferai même quand je respirerai, promis.

— Ary, jeune descendante de la sirène têtue qui est allée voir ce bateau alors qu'on le lui avait interdit, pourquoi suis-je persuadé que tu ne passeras jamais ce coup de fil?

— Parce que tu me connais très bien. Puis je te ferai remarquer que sans Ariel, un prince serait mort alors laisse les héroïnes prendre des risques et sauver le monde.

Son soupir de désespoir n'égratine pas ma bonne humeur. Si mon travail ne me permet pas de prévoir un avenir florissant sous le soleil des Bahamas, j'y trouve un plaisir sans fin. J'aime ce que je fais et mes patients le ressentent. Même si cela m'oblige à sortir des sentiers battus et à rajouter une nouvelle ligne à ma routine de vie. Je suis persuadée que l'image que l'on donne de ces quartiers est exagérée. Je rencontrerai cette dame et conviendrai de jours où nous nous rencontrerons sans que rien ne vienne perturber notre existence. Tout se passera comme je l'imagine. Penser positif entraîne de bonnes ondes. 

Je ne trouverai pas un bateau faisant naufrage à Gangbuk, ni un prince à la dérive.
Ce genre de choses n'arrive que dans les contes de fées.

Je mets donc le contact, une fois dans la voiture, et fixe le GPS comme s'il allait me dévoiler mon avenir. Pour la santé d'une patiente, je suis capable de tout. Aujourd'hui, une nouvelle mission m'attend et tant pis pour les appréhensions, tout se passera bien.

Big Bad Wolf : Trust no one (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant