DIMANCHE 4 / 17 HEURES

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Prise au piège, Ninon n'avait d'autres choix que d'indiquer à Louis la direction à prendre. Elle aurait pu garder le silence et l'observer sombrer dans la galère. De son village natal, son petit ami ne connaissait que le nom. Si Ninon n'avait pas coopéré, ils auraient tourné toute la nuit dans les rues désertes de campagne. Elle lui avait donné l'adresse avant son accord.

Sur le trajet, Louis avait tenté de la persuader une énième fois de la nécessité de se rendre à l'enterrement. Ninon avait entendu chacun de ses arguments mais n'y avait pas répondu, encore vexée d'avoir été coincée dans une impasse. Au bout d'un moment, Louis avait commencé :

― Pense à...

Ninon l'avait coupé, fulminante et avait craché les mots qu'elle retenait depuis deux heures :

― J'y serais allée, OK ? J'y serais allée de toute manière. Bien sûr que j'y serais allée, mais fallait me laisser du temps.

L'enterrement était mardi et la maison qu'à deux heures de route de son appartement. Elle aurait eu le temps de prendre une décision de dernière minute, d'acheter un covoiturage ou de louer une voiture et d'entamer son processus de deuil seule. Louis lui avait tendu une embuscade et c'était ce qui lui restait en travers de la gorge. En même temps... elle ne pouvait pas lui en vouloir. Ses intentions étaient pures, Ninon n'était qu'une vieille aigrie de la vie.

Quand le panneau blanc et rouge se dressa, sur le bas-côté de la route, parmi les fourrés fraîchement fauchés, la nostalgie perça le cœur de Ninon. De là, chaque détail faisait courir un frisson sur sa peau. Son corps réaccueillait l'adolescente des années précédentes, le paysage se déroulait et laissait sur elle l'impression de découvrir en vrai le décor de son film préféré.

Peu après le panneau, un arbre était orné d'une couronne de fleurs artificielles, souvenir du violent accident de voiture qui avait emporté un ancien camarade de classe de Ninon. Louis ralentit au premier rond-point, décoré d'une sculpture métallique offerte à la commune par un artiste local. Un écriteau disait : « Village fleuri *** » et Ninon, en vingt-quatre ans d'existence, cherchait encore les fleurs qui avaient valu le titre et trois jolies étoiles. Ils passèrent devant la mairie, refaite à neuf après son départ pour la fac. Une esplanade bétonnée ternissait le bâtiment, trois carrés de verdure se battaient en duel, c'était peut-être eux, les trois étoiles.

― À gauche, indiqua Ninon à un carrefour.

Louis bifurqua dans la rue de l'école primaire Marcel Pagnol, où Ninon avait passé toute sa scolarité. Cette cour avait vu ses genoux écorchés et ses mains éraflées alors qu'elle avait disputé des milliers de parties de balle aux prisonniers. Elle s'en souvenait avec une clarté effrayante. Sa mère venait la chercher quinze minutes après la sortie, elle ne sortait jamais de sa voiture. Ninon et son frère devaient franchir le passage piéton selon les indications du parent en gilet jaune, et traverser le parking, leurs cartables valdinguant sur leurs dos. Parfois, Rayan, prenant son rôle d'aîné à cœur, portait le sac de Ninon pour la soulager.

Ils continuèrent leur périples à travers les souvenirs. La boulangerie où ils allaient chercher des bonbons, le tabac où elle et ses copines avaient acheté leurs premiers paquets de cigarettes – elles s'étaient maquillées à outrance pour paraître plus âgées que leurs quatorze ans –, l'ancienne maison de ses grands-parents, en plein centre-bourg. Ce n'était pas comme si Ninon n'était jamais revenue depuis son départ. Chaque vacances, elle bouclait ses valises et rentrait. Pour sa mère, Ninon habitait toujours sous son toit, adulte ou non, et Ninon s'était souvent demandé si elle prendrait jamais son envol définitive.

Le lotissement se dévoila après un ultime rond-point. Les maisons HLM s'alignaient en rang d'oignons, mêmes jardins, mêmes boîtes aux lettres, séparés par l'allée de garages mitoyens, où chacun garait sa voiture sans empiéter d'un centimètre sur le terrain du voisin. Pas de toit plat, pas de baies vitrées extravagantes, pas de fleurs exotiques. Heureux étaient ceux qui avaient, devant chez eux, un simple buisson de bruyère. Au numéro 24, la place de parking était vide.

Louis arrêta la voiture sur le trottoir et demanda :

― Il y a quelqu'un ?

― Je pense pas.

― Qu'est-ce qu'on fait ? On attend ?

Pour seule réponse, Ninon claqua la portière derrière elle. D'un pas assuré, elle alla frapper à la porte d'entrée. La peinture bleu marine s'écaillait, René avait pourtant dit qu'il la repeindrait. Louis suivit. Ils patientèrent en silence. Ninon fouillait ses poches à la recherche de son trousseau de clés quand la serrure se déverrouilla.

Un fantôme apparut. Les jambes de Ninon chancelèrent. Lorsqu'elle passa des mains affligées sur son visage, Louis tiqua, un sourcil froncé.

― Ah bah quand même ! Il a fallu faire croire que ta pauvre mère était morte pour que tu viennes lui rendre visite !

L'écumeWhere stories live. Discover now