LUNDI 5 / 0 HEURES 15

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Pour s'intégrer dans la famille de Ninon, Louis avait fait ce pour quoi il était le plus doué : boire. Qui aurait cru que des années d'entraînements intensifs auraient culminé en cet instant précis ? Une vie étudiante de jeudis soirs à s'endormir sur des cartons ou des paillassons pour briller dans sa belle-famille. Alors qu'il transpirait de trac, son foie lui avait soufflé : « Ne t'inquiète pas, je prends les choses en main. » Louis terminait ses verres, on lui en en resservait aussitôt, il le sifflait sans protester. La nuit tombait, les conversations devenaient de moins en moins intelligibles et de plus intimes, au fur et à mesure que ses comparses se dévoilaient.

Philippe, le père de Ninon, menait la plupart des débats. C'était une grande gueule de grand cru. Il avait un avis radical sur tout : la politique, les médias, le travail, les féministes. Parfois, ses discours viraient lentement mais sûrement vers l'extrême-droite et Louis se trouvait dans une impasse : comment contredire un beau-père qu'il venait de rencontrer sans se le mettre à dos ? Heureusement, dès que le sujet devenait houleux, René tempérait :

― Parlons pas de ça, buvons un coup plutôt.

Sur ces mots, il les resservait. 

René, le beau-père de Ninon, était un homme discret. Il honorait son rôle d'hôte et s'assurait que personne n'ait le gosier sec. Sinon, il parlait peu. Il avait les épaules voûtées et un visage rubicond sous un béret à carreaux. Au bout du quatrième ou cinquième Ricard, Louis avait eu droit au récit ubuesque du divorce de Philippe et Maryse.

― Trois ans ! Tu te rends compte, trois ans qu'il se tapait ma femme, cette fouine de René. Pis sous mon nez, en plus. J'partais à la pêche et il se tapait ma femme dans mon lit. Bon, je lui en veux pas, c'est pas un cadeau, la Maryse. Mais sur le coup, j'peux te dire j'étais prêt à dégainer le fusil et lui mettre deux balles dans chaque cheville. Ah, sacré René. Tiens, le verre du petit est vide, remets lui la petite sœur.

On avait rempli le verre de Louis, il l'avait bu. Plus tard, on avait mis sous leurs nez un couvert et apporté un poulet rôti avec des frites. Louis se souvenait avoir picoré, se demandant ou était Ninon. Elle était partie se coucher, lui avait-on répondu. De là, la soirée se brouillait. Il se souvenait être sorti dans le jardin prendre l'air, Rayan lui avait payé une cigarette. Louis devait être arraché pour fumer.

Ils avaient discuté sur le rebord de la fenêtre, tels les deux ivrognes qu'ils étaient. Rayan lui avait conté sa vie dans ce patelin rural et l'impression d'être un gros poisson dans un trop petit étang. Il s'était cassé à la première occasion, il avait fait de grandes études et foulé une voie royale pour un enfant d'employé : Henri IV, prépa, HEC. Il disait ; « J'ai fait un max de thunes à la sortie de l'école. J'ai fait plus de thunes que t'en verras jamais dans ta vie. » Puis, il avait pété les plombs, bien plus tôt que la moyenne, deux ans à peine après la signature de son CDI. Il avait quitté son job, rendu les clés de son appartement parisien et vendu toutes ses affaires pour ne garder qu'un sac à dos et des chaussures de rando. Il avait fait le tour du monde à pied, ce qui expliquait ses mollets durs comme du béton et ses trapèzes insolents. Louis écoutait, mais les mots s'imprimaient difficilement dans sa mémoire. Combien de Ricard avait-il bu ? Beaucoup trop.

Un moment, Rayan l'attrapa par les épaules avec la poigne d'un vieil ami. Il serra Louis contre lui.

― Tu sais quoi ? T'es un bon gars. Prends soin de Ninon, elle le mérite. Ma sœur, c'est la femme la plus extraordinaire du monde. On s'parle plus trop, tu vois, la vie, la distance, tout ça. On s'était disputés à l'époque, à cause de son ancien mec. Moi je le trouvais benêt, tu vois, il avait rien dans le crâne. Mais toi, t'es un bon gars, t'es mon pote. Tu rendras ma petite sœur heureuse. Je t'aime mec.

L'écumeWhere stories live. Discover now