LUNDI 5 / 7 HEURES 45

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 Parfois, Ninon oubliait que Louis avait vingt-deux ans et était dans la force de l'âge. Il pouvait se coucher les organes imbibées d'alcool fort, il se réveillait quand même en pleine forme. Elle s'était extirpée des draps dès l'aube, tirée du sommeil par le raffut de sa mère dans la cuisine. Ninon avait dans l'idée de laisser Louis dormir mais à peine avait-elle empli sa tasse de café que la silhouette de son petit ami apparut dans le séjour.

― B'jour, marmonna-t-il.

Il marchait droit et gardait les yeux ouverts. Pourtant, quand il embrassa Ninon dans les cheveux pour la saluer, il chuchota :

― Je suis encore bourré. Si ta mère me pose des questions, réponds à ma place.

Elle rit en silence, ils s'installèrent à la table du petit-déjeuner. La nappe luisait à la lumière de l'aube, la mère de Ninon avait passé l'heure à ranger le séjour et astiquer les taches d'alcool laissées la veille. L'odeur du nettoyant pour le sol embaumait la pièce d'effluves artificielles de citron. Ils burent leurs cafés au milieu du mouvement incessant des chiffons et du bruit de la vaisselle. Sa mère n'avait rien d'une maniaque, mais parfois des pulsions de ménage s'emparaient d'elle – souvent quand la culpabilité la rongeait, étrangement.

Louis touillait son café avec le manche d'une fourchette depuis une bonne minute. Ninon retirait ses derniers propos : il avait tout de même une sacrée gueule de bois. Soudain il déclara :

― Il pleut.

Ninon jeta un coup d'œil à la baie donnant sur leur jardin. Des gouttes ruisselaient le long de la vitre, battant la cadence d'une journée grise. Tout avait une fin : les beaux jours, le week-end de Pâques et les séjours en famille. Ils partiraient dans l'après-midi.

La porte du garage s'ouvrit, Rayan rentrait. Un ciré noir le couvrait jusqu'aux genoux, ses mollets ciselés s'égouttaient sur ses chaussures. Il était parti courir dès l'aurore, car ni soirée arrosée ni temps de chien n'entravait ses routines sportives matinales. Rayan s'ébroua comme un chien, retira ses chaussures et s'installa à table avec le couple. La mère de Ninon continuait son ballet ménager, elle n'avait même pas dit bonjour à Louis – elle ne le ferait pas. D'ailleurs, Ninon doutait qu'elle les ait même remarqués. Parfois, sa mère visitait une autre réalité, qu'elle seule habitait. Elle y vivait quelques heures, avant de revenir dans le même monde qu'eux.

La pluie encore accrochée au nez de Rayan tomba sur la nappe.

― Eh bah, quel temps de merde !

Ninon se contenta d'acquiescer. Louis se leva sans un bruit, et disparut aux toilettes. Quand le verrou des toilettes cliqueta, le frère et la sœur restèrent face à face dans un silence embarrassé. La veille, ils s'étaient parlés sans se reconnaître, comme on demanderait des nouvelles d'un voisin. Ils avaient échangé des banalités et mis sous le tapis les années de silence. Aurait-il fallu qu'ils adressent le problème ? Vraiment ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas se contenter de rester des frères et sœurs comme les autres, de se disputer, de se perdre de vue et de se retrouver comme de vieux amis ?

― Vous rentrez dans la journée ?

― Mmh, opina Ninon en sirotant son café.

― Moi aussi. C'est parti pour un mois de confinement, génial...

― Tu te confines où ?

Elle ne savait même pas où il vivait. Il était rentré de son tour du monde depuis un an, il avait bien dû trouver un pied-à-terre. Ses localisations Instagram indiquaient divers endroits, qui laissaient croire qu'il continuait de barouder, mais Ninon ne savait pas si les photos étaient récentes ou recyclées de ses années sur les routes.

― Chez moi, dans mon appart.

― Où ?

Il lui donna le nom de la ville. C'était là où Ninon et Louis habitaient. Le choc fut d'autant plus grand quand elle demanda des précisions sur l'adresse : son frère vivait à côté de chez elle, et elle ne l'avait jamais su.

― Rayan ?

― Ouais ?

― Tu serais venu si maman n'avait pas...

La phrase s'évanouit dans la vapeur du café. Son frère réfléchit de longues secondes, il secoua la tête.

― Et maintenant ? Tu reviendras ?

― Non probablement pas.

Pas d'explications, soit il ne voulait pas donner les raisons de son refus, soit il n'en avait pas. Les deux enfants se tournèrent vers leur mère, elle était grimpée sur une chaise pour épousseter les bibelots au-dessus du vaisselier. Elle ne les voyait pas, ne les entendait pas plus. Le cœur de Ninon se serra, cette femme était seule au monde.

― On devrait se voir, dit Rayan. En dehors de ces réunions bizarres quand maman pète les plombs. On devrait aller chez papa, un week-end, quand le confinement sera passé. Tu peux proposer à Louis de venir, si tu veux.

Ninon était d'accord, mais elle ne savait pas s'ils le feraient. Pouvaient-ils se donner des airs de famille soudée quand celle-ci avait volé en éclats depuis si longtemps ? Louis réapparut, les semblants de profondeur de la conversation se dissipèrent dans l'air. Ninon et Rayan n'iraient pas creuser pour loin, mais sachant d'où ils revenaient, c'était déjà beaucoup.

Louis s'étira, toujours debout, il vida sa tasse d'une gorgée. Revigoré, il claqua dans ses mains. C'était un geste qu'il faisait chaque fois qu'il cherchait du courage. Le bruit fit sursauter la mère de Ninon, elle manqua de tomber de sa chaise. Son regard fureta sur le salon, comme si elle découvrait les lieux pour la première fois. Louis, raide et les bras le long de son corps, lança un regard coupable à Ninon. Celle-ci se contenta d'un sourire.

― Bonjour maman.

― Il est quelle heure ? 8 heures ? Et René n'est pas levé ? Celui-là, je te jure. Après, il s'étonne d'être tout le temps fatigué, mais il dort trop, le pauvre vieux. J'ai vu ça dans La Quotidienne, ils disaient : « Si on dort trop, c'est presque aussi mauvais que pas assez dormir. » Je vais aller le réveiller. Bonjour Louis, tu as bien dormi ?

Les yeux du jeune homme s'allumèrent de surprise. Il n'eut pas le temps de répondre qu'elle avait disparu dans le couloir. Mais au moins, elle l'avait salué.

La chaise resta en face du vaisselier, le chiffon pendouillait par-dessus la corniche. Rayan planta ses deux mains sur la nappe et se leva :

― Ouais... Y en a qui vont pas tarder à se barrer de cet asile de fous.

― Mec, l'interpella Louis. Dis pas ça, ta mère est pas si terrible que ça... Moi, je la trouve plutôt attachante.

Ce n'était qu'une phrase, balancée au petit matin, dans la lumière lugubre d'un ciel pluvieux. C'était dit avec nonchalance et simplicité. Mais Ninon n'avait jamais osé défendre sa mère face à son frère. Louis l'avait fait. Louis n'avait pas laissé couler l'insulte. Ninon comprit alors que, derrière ses airs immature, Louis était le garçon, non, l'homme le plus courageux qu'elle connaîtrait jamais. Ninon sourit à pleines dents, fière.

Après une semaine ensoleillée, la pluie amenait avec un ciel sombre. Pourtant, Ninon n'avait jamais eu les idées aussi radieuses.

L'écumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant