𝙹𝚘𝚞𝚛 𝟺

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- Catherine, que s'est-il passé ? Ton pantalon est trempé ! 

- J'ai renversé une cannette de jus sur mon jeans sans faire attention, papa, bafouillai-je. 

Les mots que je n'ai pas prononcés flottent dans l'air étouffant l'habitacle aux parois lambrissées de cuir blanc, comme le spectre d'un esprit que ni moi, ni mon père ne savons comment exorciser. 

- Tu ne me caches rien, Catherine, pas vrai ? fit-il en déposant deux yeux verts inquiétants sur moi. 

Je hoche la tête en signe d'approbation et supplie n'importe quelle force supérieure pour qu'il démarre la voiture et quitte cet endroit macabre le plus vite possible. Je sens leurs regards traîner et brûler le blanc de ma peau fragile et laiteuse. Je prie intérieurement lorsque l'imposante berline s'avance en évitant d'écraser quelques élèves à l'image de dangereux insectes prêts à me sauter dessus et à me dévorer la cervelle et les globes oculaires, j'espère que mon père aura oublié que le Vampire sans crocs avait corrigé les co... 

- Alors, cette note au contrôle de maths, vous l'avez eue ? dit-il en me coupant du monde plein de questions et d'interrogations de la trêve de mon esprit embrumé.  

J'étouffe à moitié, la copie se trouve dans mon sac, il faut que mon tuteur légal la signe, si je ne la lui montre pas ou si je nie, il croisera sûrement ce salaud de professeur dans un café et lui dira tout. Il vaut mieux que ça soit moi qui le lui annonce :

- Ne t'énerves surtout pas, quelque soit ma note. 

Le sourire qu'il arborait quelques secondes plutôt disparait et laisse place à un visage fermé et crispé : 

- Ne me dis pas que... 

- J'ai eu 14, le coupai-je. 

Un ange passe, le silence m'écrase et les secondes pèsent le poids des heures. J'aimerais être une toute petite particule anodine qui flotte et qui erre sans but dans le cosmos. 

Après un long silence où mes bras ne cessaient de trembler, il rompt le malaise d'un souffle :

- Tu es sérieuse ? 

Je le fixe sans savoir vraiment quoi répondre, je me contente de hocher lentement la tête en scrutant son costume qui devrait coûter 2000 dollars, incapable de capter le vert profond de ses yeux rivés sur la route. 

Il soupire et s'apprête à me parler, mais reste de marbre et ne m'adresse pas la parole pendant tout le trajet, à chaque arrêt au feu rouge, j'ai envie d'ouvrir la portière et de m'enfuir en courant, mais ce n'est pas possible. Tout passe au ralenti, comme la vitesse à laquelle mes idées fusent et au temps qu'il me faut pour les analyser. 

***

Je rentre dans ma chambre après une longue et douloureuse conversation ponctuée par les cris de mon père, alimentée par un regard déçu de la part de ma mère et blanchie par mon silence. Une seule phrase raye le disque du fonctionnement de mon cerveau : "Tu ne fera jamais rien de ta vie, Catherine Miller." 

Mon père avait crié et frappé sur la table parfaitement dressée de la salle à manger avec une telle violence que je m'étais mise les main sur les oreilles. La colère bouillait dans le vert des ses yeux qui étaient devenus presque noirs de rage, pourquoi Amy avait-elle eu un 20 ? Pourquoi alors que j'avais préparé ? Peut-être que je n'avais pas travaillé et répété les bons exercices... 

Je m'affale sur le lit et traîne jusqu'aux oreillers telle une larve en décomposition, quelques cheveux son collés sur mes joues par les larmes timides qui ruissellent et noient mon visage. 

Je me sens bercée par le son calme des élévations de voix et des clameurs de Hyde Park. Les arbres verdoyants qui s'élèvent devant le balcon de ma petite chambre me donnent le vertige, j'entrevois les fins derniers rayons de soleil, doux mais si agressifs à la fois... 

Toutes mes espérances auront été les mêmes durant 13 ans d'existence. Ma seule motivation a toujours été ce brin d'espoir auquel je me suis accrochée comme un naufragé à la mer qui s'accroche à la plus maigre des sensations, au moindre bruit, au moindre mouvement... Un peu comme quand on veut terminer un livre, qu'on connait déjà la fin par intuition, mais qu'on a confiance en l'auteur, qu'on garde quand même espoir. 

J'ai beau me dire qu'un livre me sera toujours de bien meilleure compagnie qu'un ami hypocrite, mais le silence me tue... Le silence de ma chambre encombrée de centaines de romans et de peluches. Le silence me bouffe... Il me dévore de l'intérieur, mon esprit s'est tellement habitué au silence et à la solitude que le moindre son me fait tressaillir. Je vois les gens comme des gens, mais je me vois comme un fantôme, trop maigre, trop moche, trop banale, trop bancale, trop timide... Simplement de trop dans un monde qui ne bouge que pour les autres. Je me suis renfermée dans un petit monde de fiction, une bulle qui change de texture, souvent trop solide, parfois trop fragile... je me suis réfugiée dans le monde de la fiction, car à ce qui paraît, elle permet de tenir le malheur à distance. Si je n'avais pas créé mon monde, je serai sûrement dans celui des autres. 

Je me souviens, car dans les débris des morceaux éparpillés dans ma mémoire, je me remémore. Encore perché au bord de mes oreilles, j'entends le rire innocent d'une petite fille aux boucles châtain-clair et aux yeux clairs qui a l'impression d'être sur une bécane des années 70 sur la route 66 au bord de son tricycle rouge. Les jambes écorchées descendant d'une petite jupe marron, des bottines de la même couleur, et ce pull immonde en laine beige qui me grattait le cou, et qui m'irritait la peau, ce pull que ma mère adorait car il m'allait bien... Ce rire, il était sincère, il venait du fond de mon petit cœur qui battait au rythme des battements d'ailes du papillon blanc que j'essayais d'attraper au printemps... Mon sourire aux dents de la chance illuminait les clichés pris par mon père à l'aide de son Canon, que je voyais comme une immense boîte trop lourde pour mes frêles petits bras d'enfant.  Je me souviens de ce premier jour d'école quand ma maman m'a emmené, avec mon petit sac rose sur le dos, lorsque cette femme au sourire chaleureux portait un tablier trop long, et que ses cheveux étaient trop raides. Je me souviens de ce jour, un temps doux surplombait une belle journée de septembre, les traces d'un été qui n'avait pas encore fané maculaient ma peau bronzée et les trottoirs de Londres. Je me rappelle être restée seule sur le banc, après avoir essayé de jouer avec Harry et les autres enfants de l'école, mais qu'il avaient dit que je ne courrais pas assez vite... Après avoir voulu jouer à la princesse avec les filles, mais qu'elles m'avaient reproché de ne pas être assez jolies, car les princesses sont blondes, et qu'elles n'ont pas les genoux écorchés. 

Je me souviens que ce jour, fut le premier où j'ai ressenti ma première fêlure pourfendre mon cœur, je n'avais pas compris pourquoi j'avais si mal, ni pourquoi je me sentais si triste. Mais ce jour-là, j'avais compris que j'étais condamnée à rester seule, et que je devais faire avec. 

Moi, c'est Catherine, j'ai 13 ans, j'habite à Londres, il fait beau à Hyde Park.

𝐏𝐎𝐈𝐍𝐓 𝐕𝐈𝐑𝐆𝐔𝐋𝐄 [ 𝙴𝙽 𝙲𝙾𝚄𝚁𝚂 ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant