Chapitre II - Premier jet

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     Quand j'étais arrivée à Londres, il y avait soixante-dix-neuf ans, je n'avais pas été tout de suite une adepte du thé. Cette boisson âcre, qui se buvait à tout moment de la journée par toute famille anglaise, avait longtemps été ma hantise lors de tout événement social. Que devais-je faire si la boisson était trop amère ? La recracher était hors de question, tout comme vider le contenu d'une sucrière et d'une cruche de lait dans ma tasse.

     Après plusieurs mois pour m'adapter entièrement à ce breuvage, le problème ne s'était plus jamais posé et j'appréciais même dorénavant une bonne tasse de Darjeeling - avec un nuage de lait, bien entendu.

    Toutefois, quand je goûtai au mélange de thé spécial des sorcières - elles en inventaient un nouveau à chaque tea parties - qui sentait un peu trop les agrumes, je me retrouvai projetée bien des années en arrière et dus faire face à un choix crucial : jeter le liquide ambré dans un parterre de fleurs, bafouant ainsi l'étiquette, ou continuer à m'empoisonner en silence ?

    Bien heureusement, je n'eus plus à me préoccuper de ce dilemme dès qu'une des dryades présentes fit goûter à tous une infusion surprenante de poire et... de menthe chocolat.

  - Nous travaillons depuis plusieurs années sur des hybrides de menthe poivrée, expliqua la jeune femme en face de moi d'un air orgueilleux. Celle que vous buvez a un goût un peu amer, comme le chocolat, mais aussi le côté rafraîchissant de la menthe, d'où son nom de menthe chocolat. Nous réfléchissons actuellement à différentes manières de l'utiliser dans la pâtisserie.

  - Une vraie merveille, glissa Miss Burke avant de tourner son attention vers moi, son regard pétillant d'intérêt. Pensez-vous que votre nouvel alpha viendra nous rendre visite pour goûter lui aussi à cette infusion ?

    Aussitôt, une grande partie des sorcières, ainsi que la moitié de leurs invitées, s'arrêtèrent net dans leur conversation et attendirent avec impatience ma réponse. Je pris quelques secondes pour siroter cette décoction, en partie pour m'empêcher de répondre "qu'il devait, comme tous ces Écossais, préférer le whisky et la bière servis dans un pub". Ce serait grossier et terriblement étroit d'esprit que de réduire tous ces pauvres hommes à des alcooliques. J'adressai à mon public un sourire poli, avant de déclarer sur un ton neutre :

  - Notre alpha est arrivé hier, je pense qu'il lui faudra un peu de temps pour s'habituer à la vie en ville.

  - Est-il vrai qu'il est originaire des Highlands, comme Mr. Gilson ?

  - Est-il bâti comme Mr. Gilson ou bien a-t-il des charmes plus... civilisés ?

  - A-t-il une femme ou des enfants ? J'ai entendu dire qu'en Écosse, ils se reproduisent comme des bêtes et qu'ils n'ont jamais moins de cinq enfants par famille !!

  - Pourriez-vous m'apporter un de ses cheveux ? J'aimerai réaliser une potion de vitalité, et on m'a dit que les cheveux d'un alpha sont bien plus efficaces que les crins d'un kelpie - et qu'ils sentent aussi meilleur !

    Leur excitation leur faisait oublier leurs bonnes manières et elles parlaient toutes en même temps, dans un affreux chaos de piaillements et de gloussements. Une agitation qu'observait avec malice la doyenne du groupe, Miss Burke, ses cheveux grisonnants retenus en un chignon bas par un accessoire en forme de serpent. Bien qu'elle n'avait jamais été mariée, elle aimait porter une tenue de veuve, afin "d'apporter un soutien moral à la reine depuis la mort du prince consort Albert". Je soupçonnais qu'il était plus question de montrer son excentricité, puisque que son chapeau était surmonté d'une chauve-souris empaillée de très mauvais goût.

    Alors que je m'apprêtais à faire remarquer à mes hôtes que leur comportement n'était pas digne de demoiselles de bonne famille, une des ladies avec un large chapeau couleur vert de mai lâcha d'un air résigné :

Le voleur d'âmesDonde viven las historias. Descúbrelo ahora