Chapitre V - Premier jet

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     Pour la sixième fois, je me massais l'arête du nez, n'en pouvant plus.

   - Ma Jane !! se lamentait Mr. Twain en continuant d'arpenter la pièce, dans tous ses états. Comment a-t-elle pu... Que voulait-elle... Miss Villeneuve, pensez-vous que je sois un si mauvais parti ?

     Je m'obligeai à sourire et déclarai d'un ton neutre mais calme :

   - Mr. Twain, je pense que vous voyez des problèmes là où il n'y en a pas. Je vous assure que vous êtes un jeune homme charmant et cultivé, et que vous possédez assez d'argent pour combler les besoins de Miss Jane.

    Bien entendu, je ne rajoutais pas qu'il avait tendance à bien trop perdre son flegme anglais à mon goût pour le remplacer par le comportement d'un acteur de tragédie italienne. Le garçon était déjà insupportable pour le moment, je ne souhaitais pas le pousser dans d'autres monologues fatiguants sur "l'amour de sa vie".

   - Alors que faisait-elle aux bras d'un métamorphe ?!! explosa-t-il pendant que ses yeux prenaient la couleur argentée de ceux de son loup. Si elle m'aimait autant, pourquoi a-t-elle... avec...

     Sa façon de se tenir, replié sur lui-même, les cheveux non coiffés, un début de barbe sur les joues et le gilet et la redingote enfilés dans l'urgence, m'insufflait une vague de pitié. Il avait l'air misérable, même si je pouvais le comprendre. J'avais moi aussi eu une relation amoureuse qui s'était terminée sur un désastre, et qui n'était heureusement toujours pas connu de la société. Au moins avais-je pu compter sur l'aide précieuse de Naïra pour m'en remettre.

     Je fis mentalement la liste des événements qui m'avaient conduit à cette situation bien précise. J'avais terminé mon après-midi la veille par discuter avec Lady Elizabeth Hepburn et Lord McDonnell. Enfin, surtout cette première. Le second avait passé bien plus de temps à avaler lentement mais sûrement deux chapelets entiers de saucisses, qu'il mâchait bien heureusement sans ces horribles bruits de mastication que produisaient les jeunes loups-garous. Il avait aussi bu trois tasses de Lapsang Souchong, qu'il avait semblé beaucoup apprécié. Une fois sa collation terminée, il avait enfin fini par se mêler à notre conversation et à continuer à nous raconter des anecdotes sur son village natal. Son humour pouvait être parfois légèrement grossier, mais je notai toutefois qu'il se comportait bien mieux que Mr. Gilson quand ce dernier était arrivé à Londres.

     Le reste de la journée s'était passé sans aucun souci et j'avais seulement pris soin de placer Mr. Vincent dans une chambre prévue pour les invités à quatre pattes, notamment équipée d'un très large panier en osier et d'un petit matelas rembourré de duvet d'oie. Je m'étais attendue à ce que ce mercredi matin se passât tout aussi bien.

     Attente qui était partie en fumée dès que le pauvre Mr. Twain était entré dans mon bureau pour se lamenter sur le comportement de sa dulcinée, qu'il avait surpris aux bras d'un métamorphe près de Hyde Park.

     Henry fit une nouvelle tentative pour proposer du thé, mais sa phrase fut noyée dans le monologue infernal du jeune blond devant moi. Il y était question de « la réaction de leur famille si elles apprenaient cette nouvelle », des « sentiments qu'il nourrissait à son égard », du « scandale que toute cette histoire allait provoquer » et bien d'autres encore.

     Je ne doutais pas que son âme d'acteur avait sauté sur l'occasion de faire ressortir le côté dramatique de la situation.

     Je le laissai donc s'époumoner, tout en ingurgitant des tasses et des tasses d'Earl Grey et des petits biscuits secs, ainsi que des scones et des sandwichs au concombre. Naïra n'appréciait pas ce menu bien trop végétarien pour elle, mais elle se gardait bien de faire un commentaire. Elle pensait sûrement encore au pauvre Mr. Vincent. Cette histoire la tracassait, je le sentais, et je me fis la promesse de l'aider dès que je serai débarrassée à la fois de ce pauvre amant et dès que Lord McDonnell serait revenu - il était parti rencontrer quelques membres de la meute qui n'avaient pas pu se déplacer lors de son arrivée.

Le voleur d'âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant