Chapitre IV - Premier jet

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    Lorsque je repris mes esprits, j'eus le malheur de comprendre, avant même d'ouvrir les yeux, que mon apparence était irrécupérable. Le chemin était légèrement boueux et j'y étais affalée de tout mon long. Je notai toutefois que quelqu'un soutenait ma tête, j'avais donc grand espoir que mes cheveux et mon chapeau n'avaient pas subi le même sort.

    Je pris aussi conscience que l'étreinte d'acier qui entourait normalement ma poitrine, ma taille et mes hanches avait disparu. Mon éducation en prit un coup et tapa violemment du pied devant cette entorse à la bienséance.

    Je soulevai prudemment les paupières et évaluai les chances de survie de ma dignité. Malheureusement, comme je l'avais craint, un visage avec une légère barbe était penché sur moi, et j'eus donc un point de vue incroyable sur de belles lèvres pulpeuses et des yeux caramel bien trop beaux pour être vrais. Je décidai d'ailleurs de fixer mon regard sur ses derniers, les premières étant bien trop dangereuses. Avec une telle proximité, fixer avec fascination la bouche de l'homme devant moi relèverait bien plus d'une invitation à m'embrasser, ce qu'une dame de mon rang et de mon âge ne souhaitait pas vraiment en cet instant présent.

  - Miss Valentine, comment vous sentez-vous ? s'enquit Lady Elizabeth Hepburn, les traits tendus par l'anxiété. Veuillez nous excuser, nous n'avions pas de sels sur nous et Lord McDonnell a donc essayé de vous aider à respirer comme il le pouvait.

  - Je m'excuse pour la perte de votre corset, mais je n'ai pas réussi à l'ouvrir assez vite et ai donc décidé de couper les fils, lâcha-t-il avec un air penaud.

    Je me relevai doucement et observai d'un œil critique les dégâts. Mon corsage et mon corset reposaient à côté de moi, éventrés, pendant que ma jupe ressemblait à une corolle sur l'herbe et le chemin terreux - je cachai immédiatement tout bout de cheville qui dépassait. Bien heureusement, mon chapeau et mes cheveux étaient restés en place, seule une de mes épingles de cuivre avait suffisamment dévié de sa trajectoire pour appliquer une piqûre désagréable sur mon cuir chevelu. Je couvrai donc ma chemise, le seul rempart qui habillait encore mon buste, comme je le pouvais avec mes bras et lui répliquai avec un semblant de calme :

  - Auriez-vous l'amabilité de m'expliquer comment vous avez réussi à m'enlever mon corsage et mon corset sans arracher aux passages mes jupes et mes jupons ?

    Il me semblait que ses joues rosirent légèrement, mais il ne me laissa pas le temps de me pencher un peu plus sur cette réaction et enleva son pardessus gris, qu'il me tendit galamment.

  - Pour couvrir votre buste, expliqua-t-il pendant que je me saisis du vêtement et que je l'enfilai.

    Je le remerciai en serrant des dents, encore quelque peu énervée de ma condition. Je voulais bien croire qu'il n'avait voulu que m'aider. Il n'empêchait que laisser une demoiselle dans la fleur de l'âge - mon corps ayant arrêté de vieillir depuis mes vingt-trois ans, je m'estimais donc toujours jeune et fraîche - en sous-vêtements, dans un lieu public, relevait d'une très vilaine entorse à l'étiquette et au savoir-vivre.

    Ainsi, je me permis un écart de conduite et débitai mentalement toutes les injures qui pouvaient me passer par la tête. Malheureusement, mon vocabulaire était plutôt limité dans ce domaine et je ne trouvais rien de plus créatif qu'un simple « Par le gros cul de Sainte Lucie », le préféré de la mère Madrielle, qui avait occupé le rôle de ma gouvernante et de mon cerbère personnel. Son caractère enflammé - certaines mauvaises langues l'appelaient même parfois une "peau de vache" - avait forgé mon éducation et ma personnalité, sans doute bien plus que je ne pouvais l'imaginer.

    Je tentais tant bien que mal de resserrer le tissu autour de ma taille, mais dus me faire à l'évidence : son habit était assez grand pour permettre à deux jolies Miss Valentine de se glisser dessous. Si je ne le tenais pas assez, le col tombait et dévoilait mes épaules ; sans oublier que les pans flottaient misérablement de chaque côté. Au moins protégeait-il encore ma relative nudité.

Le voleur d'âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant