Partie 1

55 16 21
                                    

Région centro-européenne, 2208.

J'ai toujours su que j'étais un monstre.


C'est une pensée qui me hante depuis des années. Le genre de révélation que vous ne pouvez dévoiler à personne. Encore moins à vos proches. Une constatation qui vous consume tous les jours, toutes les heures, sans vous laisser un instant de répit. Avec le temps, j'ai appris à faire abstraction de ce que cela implique.


Je me contente de suivre le mouvement et d'être celle qu'on attend que je sois. Je me rends compte de ma chance. Je ne l'oublie pas.


La vaccination anti-désir a été notre salut à tous. Parmi nous, personne ne l'ignore, c'est quelque chose de fondamental que nous intégrons dès notre plus jeune âge. Les cours d'Histoire nous présentent sous tous les angles possibles et imaginables les effets dévastateurs de la Dernière Guerre. L'avant. L'après. Tout. Aucun détail ne nous est épargné. C'est pour éveiller notre conscience avant même que le vaccin ne soit pleinement effectif. Pour que nous sachions ce qui importe vraiment.


Avant la mise en circulation du V.A.D, Vaccin Anti-Désir, les Hommes ne répondaient qu'à leurs pulsions. Ils semaient malheur et destruction à travers le globe. Le Laboratoire nous a sauvés. Il a fait de nous des êtres parfaits, voués à la logique, éradiquant crimes et violences.


Au début, la population était réticente. Le Laboratoire s'est battu sans relâche pour faire comprendre les bienfaits de sa création et l'avenir meilleur qu'elle promettait. À force de persuasion, 20% de la population mondiale a été immunisée. Les doses ayant démontré leur efficacité, les hautes sphères des États se sont jointes aux quelques vaccinés. Conscients que c'était là le salut de notre espèce, les gouvernements ont tous adopté l'obligation vaccinale. La gratuité des injections a duré une année entière. Passé ce délai, ceux qui refusaient ou n'avaient pas les moyens de s'y soumettre étaient exclus. Se faire vacciner ou vivre reclus, ils avaient choisi.


À ce jour, 60% de la population terrestre est vaccinée. Les écarts se sont creusés. Nous ne nous mélangeons plus aux « défaillants ». Chaque ville, chaque pays est pollué par ces gens-là. Ils n'entrent jamais en contact avec nous, sous peine de sanctions. En les exilant dans des quartiers qui leurs sont dédiés, nous préservons notre société de leur influence et surtout de leurs désirs. Nous espérons qu'ainsi, ils finiront par comprendre où se situe leur intérêt.


Le trajet pour rentrer du lycée suit toujours le même schéma : ma mère étudie les dernières informations du Laboratoire tandis que j'ai le nez plongé dans mes cours. La conduite autonome nous fait passer par la zone défaillante : c'est le chemin le plus rapide pour se rendre à la périphérie de la ville. Comme à chaque fois, une chape de plomb s'abat sur mon estomac. Dégoût, peur, pitié ? Je n'en sais rien. Même avec toute la volonté du monde, je suis incapable de détourner le regard. J'ai l'impression qu'il en va de même pour ma mère. Elle referme toujours son poing, éteignant son écran holographique par la même occasion, et observe l'extérieur.


Sa bouche se tord en un pli sévère, signe de sa répugnance. D'un geste de la main, elle m'indique un point au loin.


– Ces défaillants n'ont vraiment rien d'humain. Regarde-les se battre comme des animaux.

Ne les envie pasWhere stories live. Discover now