Partie 10 (fin)

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Mon corps se pétrifie. Un masque de glace recouvre mes traits. Cette voix masculine m'est familière, pourtant, je ne parviens pas à en deviner le propriétaire. Je me retourne avec lenteur. Un homme de petite taille s'approche de nous. Chauve, les yeux marron et le visage rond, je le reconnais instantanément, bien que cela fasse un moment que je ne l'ai pas vu :

– Ernesto.

C'est un collègue de mon père. Ils ont travaillé ensemble de nombreuses fois à la maison, finissant leurs projets jusque tard dans la nuit. Puisqu'ils viennent de deux services différents, il n'y a aucune chance qu'Ernesto connaisse Alissa. Nous avons encore une chance de nous en sortir, mais il va falloir la jouer fine.

– Qu'est-ce que tu fais là ? Vladimir est dans les parages ? Il faut que je lui parle.

Sous ce faux intérêt se cache sa véritable question : il veut voir mon père. La première phrase ne sert qu'à paraître un tant soit peu courtois.

– Il m'initie et m'attribue de petites tâches. Mon test de compétence a dit que je serai scientifique. Vladimir était dans la zone Delta la dernière fois que je l'ai vu.

Le mettre sur une fausse piste nous fera gagner du temps.

– Merci, répond-il en coulant un regard en direction d'Alissa.

Comprenant sa question silencieuse, je décide de l'anticiper. Si je lui laisse le temps d'avoir des soupçons, c'en est fini.

– Je dois raccompagner cette fille. Pourrais-tu m'indiquer la sortie, je me suis un peu perdue.

Ernesto se détend légèrement. Il pointe son doigt vers notre gauche et me donne ses instructions. Nous n'étions plus si loin que cela apparemment, juste dans la mauvaise direction. Je le remercie d'un signe de tête et nous nous éclipsons.

Ce n'est qu'une fois à l'extérieur du Laboratoire que nous pouvons enfin reprendre notre respiration normalement.

– Il va falloir qu'on se dépêche, fait remarquer Alissa. La zone défaillante n'est pas très loin, peut-être une heure de marche, à peine. Je sais par où on peut passer pour ne pas se faire chopper. Viens !

À présent, elle peut prendre les rênes. Cette inflexion autoritaire dans la voix lui donne des airs guerriers. Ici, à la lumière du jour, ses courts cheveux d'or forment un halo lumineux autour de son visage décidé. J'ai beau peu la connaître, je me sens prête à mettre ma vie entre ses mains. Après tout, ne l'a-t-elle pas fait quelques instants auparavant ?

Le trajet se fait en silence, elle soulagée d'être libérée et moi perdue dans mes pensées. Suis-je heureuse d'être débarrassée de mes liens ? Je devrais l'être. Ou peut-être pas. Je perds tout de même toute ma famille et tout ce que je connais. Je viens de faire un saut du haut d'un précipice sans filet de sûreté. Je n'ai plus la moindre conviction. Ai-je fait le bon choix ? L'ai-je réellement eu à un quelconque moment ?

– On arrive bientôt.

La voix d'Alissa me tire de mes réflexions. 

– D'accord.

Je n'ai rien trouvé d'autre à répondre. Il m'est très difficile de me réjouir alors que je m'apprête à sombrer dans l'inconnu. Mes pas sont lourds, incertains. Elle s'arrête brusquement et je lui rentre dedans par mégarde. Ali se retourne et me dévisage.

– T'as pas l'air bien. Tu regrettes ?

– Je... je ne sais pas trop ce que je ressens.

Elle me fait signe de m'asseoir à même la terre nue et m'imite. Une petite pause n'est pas de refus.

– Tu sais, je pense que c'est une bonne chose pour toi. T'es pas comme eux. T'as pas ta place là-bas.

– Mais je ne suis pas comme vous non plus.

– Eh ben... si. Tu t'es simplement voilé la face pour mieux survivre. Si t'as décidé de m'aider, c'est que tes yeux se sont enfin ouverts.

Je secoue la tête.

– Ils vont tous me considérer comme un monstre. Que ce soient les tiens ou les miens. Sa lèvre supérieure se soulève en une moue pensive.

– Peut-être. Je peux pas te dire qu'ils seront tous accueillants. Qu'aucun n'émettra de doute ou qu'ils seront tous indulgents face à tes erreurs. Mais une chose est sûre : nous, on va pas se débarrasser de toi parce que tu sais ce que ressentir veut dire.

– Comment tu sais que...

– Écoute, Irina, soupire-t-elle, tu as du mal à le croire parce que, pour toi, c'est inconcevable que tes parents puissent souhaiter ta mort. Malheureusement, ils sont pas comme nous. Le verbe aimer leur est inconnu. Tu as entendu ce que ton père a dit, il pense qu'à son honneur et à la honte que ta condition pourrait apporter à ta famille. Je suis persuadée que tu sais au fond de toi que j'ai raison, mais c'est dur de l'admettre, je comprends. Je te l'ai déjà dit, mais... désirer, aimer, ressentir, ce sont pas des choses qui font de nous des monstres ou des animaux, bien au contraire. Le comportement robotique des vaccinés est effrayant, ils n'ont plus rien d'humain. Ne les envie pas, ils sauront jamais ce qu'être heureux veut dire.

Ses mots font sens en moi. Ils ne comblent pas le vide abyssal que je ressens, mais suffisent à m'apaiser.

– Merci, soufflé-je.

Elle m'adresse un sourire lumineux et reprends sa route. Un frisson glisse le long de mon corps, faisant vibrer quelque chose en moi que je ne connais pas. J'ai l'impression de découvrir un nouveau monde, qu'un millier de sensations sont prêtes à me faire goûter à la vraie vie et que tout ça se libère d'un seul coup. C'en devient presque douloureux.

Lorsque nous arrivons en zone défaillante, je me fais aussi discrète que possible. Les gens me dévisagent avec curiosité et saluent Alissa. Je n'aime définitivement pas toute cette attention. Un gamin part en courant, je devine d'avance qu'il va prévenir la famille de mon acolyte. Comment vont-ils réagir en me voyant ?

La réponse ne tarde pas à venir. Une femme, d'un âge plutôt avancé, se précipite vers nous et étreint Alissa avec l'énergie du désespoir. Une larme roule sur sa joue tandis qu'elle lui murmure des mots au creux de l'oreille. J'observe ses petites sœurs s'approcher d'elle en criant de joie. Je me sens de trop, il est clair qu'elles sont toutes très proches.

Une pointe de jalousie m'étreint, je regrette de n'avoir jamais rien vécu de similaire. De n'avoir personne pour qui je compte réellement. J'espère de tout cœur que ce nouveau départ pourra m'apporter toutes ces choses. En tout cas j'en meurs d'envie.

Alissa se détache de sa famille et donne une explication à sa mère. De là où je suis, je ne les entends pas mais il est évident qu'elles parlent de moi. La femme se tourne dans ma direction, un éclat nouveau au fond des yeux. Elle rompt la distance qui nous sépare et, avant que je ne puisse esquisser le moindre mouvement, m'enlace.

– Merci pour ce que tu as fait !

Je me raidis et écarquille les yeux. Une nouvelle bouffée de chaleur m'envahit, un peu différente de la précédente. Moins... asphyxiante. C'est une sensation très étrange d'avoir un autre être si proche de soi que l'on peut sentir l'odeur de sa peau et les battements de son cœur. Pas désagréable, certes, mais inhabituel.

Paniquée, je cherche Alissa du regard. Ses orbes obsidiennes sont bien plus éclatantes qu'elles ne l'étaient au Laboratoire. Ses lèvres légèrement incurvées, tentent de contenir un rire moqueur. Il faut dire que la situation doit être risible vu de l'extérieur.

– Tu es censée passer tes bras autour d'elle, Irina, raille-t-elle.

Je m'exécute prudemment, très peu à l'aise avec cette démonstration d'intimité. Une voix me crie de me laisser aller pendant que ma conscience s'y oppose, programmée par des années de retenue. Je décide rapidement de laisser sa place au changement et de me libérer du vaccin et de son emprise. Ce n'est pas naturel pour moi, mais je suis persuadée que ça va finir par le devenir.

Lorsque la matriarche me relâche, Alissa s'avance et m'assène une tape amicale sur l'épaule. 

– T'as encore pas mal de boulot, la vaccinée. 

Ne les envie pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant