Partie 2

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J'ai compris à quel point j'étais anormale au cours du mois de septembre de ma douzième année, quand la troisième injection n'a pas eu plus d'effets que la deuxième. J'ai compris que j'étais condamnée à vivre masquée, à cacher ces désirs que je ressentais alors que je n'en avais pas le droit. J'ai appris à le faire très tôt, par mimétisme social. Si le début s'est révélé laborieux, c'est rapidement devenu une habitude.

Une faible vibration me tire de mon labeur. D'un coup d'œil en direction de la porte, je comprends qu'il est déjà vingt heures. P-908 apparaît, une assiette à la main. Sans surprise, le dîner n'a rien d'appétissant. Nous apportons à notre corps tout ce qu'il lui faut pour subvenir à ses besoins, mais rien de plus. Le goût est neutre. L'aspect... particulier. De forme cubique et de couleur cendrée, les synocs constituent l'essentiel de notre alimentation. Un seul de ces petits cubes rassemble tous les nutriments dont nous avons besoin lors d'un repas.

J'attends que P-908 soit redescendu pour saisir le synoc entre mes doigts. Aucune odeur ne s'en dégage. Ils ont beaucoup travaillé pour les améliorer. Ma grand-mère m'a raconté qu'au début, les cubes empestaient tant que ça vous broyait les entrailles. Je ne peux que me réjouir que ce ne soit plus le cas. D'un mouvement ample du poignet, j'enfourne mon dîner. Ce n'est ni sec ni pâteux. Un repas d'une neutralité alarmante qui ne ferait pas envie à un affamé.

Un vacciné ne se pose pas ce genre de question. Il mange par soumission aux besoins de son enveloppe corporelle, pas par désir. C'est d'ailleurs le grand objectif de mon père ; ce qui le motive à se lever le matin. Il cherche un moyen de libérer l'Homme de cette contrainte. Il voit cela comme une ultime façon de nous dissocier des animaux. De nous élever.

J'admire ses connaissances et sa foi en ses capacités. Le test de compétence que j'ai passé l'année dernière m'a indiqué de suivre sa voie. Je ne suis pas sûre que ce soit ce dont j'ai envie, mais le choix ne m'appartient pas. Il ne m'a jamais appartenu.

À vingt-deux heures tapantes, je rejoins le confort de mon lit. Mes membres se relaxent et mon esprit ne met pas longtemps à sombrer. Après une journée entière passée à réfléchir pour ne pas commettre d'impair, la nuit arrive toujours comme une délivrance. A contrario, le réveil marque le début de mon emprisonnement quotidien. Il m'est toujours difficile de recouvrer mon masque. Ça me demande un peu de temps, c'est pourquoi je m'exerce en sortant de la douche.

Sourire, redevenir de glace.

Sourire, redevenir de glace.

D'un regard extérieur, on peut peut-être trouver ça bête, mais pour moi, c'est un rituel dont je ne peux plus me passer. Je ne suis moi-même que durant mon sommeil et les quinze minutes suivant mon émergence. Le jour où je serai unie, je ne disposerai même plus de ce quart d'heure.

Le rappel qui apparaît sur mon écran holographique m'indique qu'il est l'heure de partir. Je me hâte et rejoins mon père dans la voiture. Il est déjà assis sur son siège, concentré sur un dossier. D'une main distraite, il me tend une tablette vierge.

– Lis ça, avant d'arriver.

J'acquiesce silencieusement. Ça ne sert à rien de répondre de toute façon, son attention m'est de nouveau perdue. D'un coulissement de l'index, je fais apparaître des lignes bleutées sur la surface jusqu'alors transparente. Je lis les premiers mots avec un intérêt grandissant. Ainsi, il a suffisamment avancé sur son projet fou pour avoir testé de premières substances. Je passe les pages, curieuse d'en connaître le nombre exact.

N3-A 

N3-B 

N3-C 

N3-D

Ne les envie pasWhere stories live. Discover now