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« La Peur », car tel était le nom que Nishinoya avait donné à l'armée d'étrangers conduite par Saint Georges, s'était remise en marche.
La Peur.
Durant la nuit, dans une grande maison du côté de Hampstead Heath, ils avaient débusqué un petit groupe d'enfants qui avaient fui en courant. L'un d'eux, toutefois, avait été rattrapé. Et tué sur-le-champ. Les autres, ils les avaient traqués dans les rues avoisinantes et, finalement jusque dans le Heath. Quelques-uns parvinrent à s'enfuir. D'autres, les plus faibles, ceux qui couraient le moins vite, n'eurent pas cette chance. Les étrangers les avaient coincés dans une cuvette. Dans l'obscurité, les enfants étaient désorientés, épuisés et terrorisés. Les adultes, mettant à profit leur odorat, n'avaient eu aucun mal à les pister. Ils leur étaient tombés dessus en masse, et les avaient rapidement exterminés jusqu'au dernier. Ce qui s'en était suivi n'était pas la curée à laquelle on pouvait s'attendre. Après avoir démantelé les petits corps, la Peur se les était partagés, Saint Georges se réservant la part du lion car il y avait bien un ordre de préséance chez les adultes, au sommet duquel figuraient Saint Georges et sa bande. À l'autre extrémité du spectre : les plus vieux, les plus faibles et les plus atteints par le mal ne recevaient rien du tout.

Nishinoya commençait à se demander combien de temps les grabataires allaient survivre à ce régime et à quel moment les plus forts se retourneraient contre eux pour les manger.
L'aube pointait. La Peur quittait le Heath. Si tant est qu'il se comporte comme à son habitude, le détachement allait trouver une maison où dormir jusqu'à ce qu'il fasse nuit.
Du haut de son poste d'observation, perché sur un arbre, Yū suivait attentivement chacune de leurs réactions. La manière dont ils se rangeaient derrière Saint Georges, dont ils se déplaçaient, tous ensemble, comme animés par un but commun. Comment arrivaient-ils à réaliser ce prodige ? Comment savaient-ils ce que Saint Georges attendait d'eux, au-delà d'une servile imitation des agissements du chef ? Ils étaient organisés comme peut l'être une colonie de fourmis, ou une ruche. Tout ce qu'ils entreprenaient semblait avoir une raison d'être. De fait, ils se répartissaient en différents groupes, chacun assigné à une tâche précise. Tout cela sans qu'un seul mot ne soit échangé, les ravages du mal sur le cerveau des étrangers leur ayant depuis longtemps fait perdre la faculté de parole.

Jusqu'à présent, Nishinoya pensait que les adultes avaient perdu toute capacité de raisonnement. Erreur. Leur cerveau avait changé, voilà tout. Or si la partie supérieur de leur système cérébral, la faculté d'élaborer consciemment des pensées articulées, avait bel et bien été détruite par la maladie, en revanche, la part animale de leur conscience marchait à plein régime. Le tronc cérébral, siège du cerveau reptilien, comme l'avait appris Yū en cours de science. La plus ancienne et la plus primitive partie du cortex, que les humains partagent avec toutes les autres créatures vivantes, jusqu'aux plus petites, tels les vers, les insectes ou les microbes, qui possèdent tous une fonction cérébrale. Or l'absence de pensée articulée chez la mouche n'a pas empêché celle-ci de conquérir le monde. Pas par dessein diabolique, elle n'en a aucun. Elle n'a même pas idée de ce qu'elle fait. Comme tous les autres animaux, elle intègre un programme lui permettant de survivre. Impossible d'en vouloir au parasite de tuer des gens, tout comme au requin d'avoir de grandes dents. Les requins ne sont pas plus méchants que les hérissons ou les lapinous tout mignons.
Ces étrangers étaient-ils mauvais ou se contentaient-ils d'agir dans le seul but d'assurer leur survie ?
Ça ne changeait rien. Les chercheurs ne s'étaient pas préoccupés d'éthique quand ils avaient tenté d'éradiquer la malaria de la surface du globe. De même qu'aujourd'hui les enfants en pleine santé ne devaient pas se poser de questions lorsqu'ils abattaient des étrangers. En revanche, il appartenait à Nishinoya d'empêcher la Peur de se propager.

Les étrangers devaient être exterminés jusqu'au dernier, car l'enjeu se résumait à cette alternative : eux ou nous.
Quand Nishinoya pensait à la maladie, il ne pouvait s'empêcher de se figurer des adultes hagards, marchant d'un pas lourd, tels des zombis. En somme, ils étaient devenus le prolongement de leur pathologie. Ils agissaient comme elle. En se répandant, en détruisant, en essaimant, ils montraient des signes de détermination, une certaine forme d'intelligence, quand bien même, pris séparément, les membres de la troupe étaient bêtes à manger du foin.
Ils lui rappelaient quelque chose. Une volée d'oiseaux. Par la manière dont ils semblaient si bien anticiper les réactions des uns et des autres qu'ils se déplaçaient en ne faisant plus qu'un.
Une volée d'oiseaux, un banc de poissons, une meute de loup...
Un agent pathogène.

ENEMY Tome 2 : Le sacrifice Where stories live. Discover now